Heidegger et le Zen

Jean-François Duval

 

Editions Présence
 

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 Jean-François Duval, Docteur en philosophie, est aussi l'auteur de Flamboyante liberté - Essai sur la philosophie de Nicolas Berdiaev visionnaire et prophète de notre temps (Edition Présence, 1992).

Prologue

Un de mes vieux Maîtres, Jean Trouillard, initiateur de Plotin, avait coutume de dire : "On entre en Philosophie comme on entre en religion : tout entier ou pas du tout". Ce propos s'applique à ce livre dans la mesure où il va moins s'agir d'"informer" que d'"initier", au sens très antique du terme.

L'information nous est donnée en surabondance et il faut s'en féliciter même si, dans la solitude des consciences, l'homme des sociétés modernes est souvent démuni quant aux critères qui lui permettraient d'en faire une synthèse profitable à sa maturation personnelle. On se console avec un activisme survolté, un relativisme de tiédeur, ou un désespoir feutré. On se console comme l'on peut de ne pas avoir l'essentiel, de ne pas être essentiel. Pour "se réaliser ", l'homme de ce temps de détresse, sujet à toutes les démangeaisons idéologiques, en vient à considérer le temps comme un tremplin privilégié, qu'il s'agisse du temps "contre la montre " des requins de l'économie ou du temps de l'histoire des idéologues au regard froid. Au soir de sa vie l'homme considère le temps qu'il s'est efforcé de vaincre et découvre en négatif que tout son "avoir" ne l'a pas fait être d'un pouce de plus, dans l'obscure conscience qu'il est peut-être tout simplement passé à côté de l'essentiel, à côté d'une "existence essentielle".

Or, la philosophie, quand elle ne se réduit pas comme trop souvent aujourd'hui à des gamineries innocentes ou à des idéologies castratrices, a toujours eu cette prétention à l'essentiel. Peut-être n'y est-elle pas, ou mal, parvenue, du moins a-t-elle assumé ce risque. Pour Platon il ne s'agit pas seulement de "vivre", mais de "bien" vivre. Et le jeune Prince Siddharta Gautama - bientôt Bouddha, éveillé - prenant conscience que sa "belle" vie n'est pas la vie "bonne" après qu'il eût rencontré un vieillard, un moribond et un cadavre, décide bientôt de cesser ses divertissements et de ne plus quitter la pose recueillie de son Silence cosmique pour trouver la Vérité et connaître ainsi ce que Spinoza qualifiera du beau nom de "Béatitude". La philosophie commence quand on rompt avec ses habitudes, ses mots, ses poses ; quand on est capable de dérangements d'âme pour se recentrer sur "soi-même" et découvrir que l'on est plus grand que soi-même. Alors commence l'initiation, qui n'a rien à voir avec une simple et éphémère "information".

C'est dans cette rupture et par ce commencement initiatique que s'ouvre aussi ce livre.

En fait, il est curieux de lier ces deux mots : "initiation" et "livre". Seuls quelques grands livres demeurés essentiellement anonymes, peuvent se targuer de cette liaison. C'est que l'initiation est affaire de Maître à disciple, de professeur à étudiants, de maître à élèves. Il y a fallu et il y faut la fraîcheur des déserts, l'orbe des ciels de Grèce, la douceur des veillées, la complicité des amis. Nous voudrions que le blanc du papier transpire pour le lecteur de cette fraîcheur des nuits de désert étoilé, de ces feux himalayens qui embrasent le regard et rappellent à l'homme égaré parmi les siècles que son cœur est un centre aux reflets diamantins.

Alors seulement, dans cette "accordance" où Stanislas Breton, mon Maître, voit toujours des reflets de "premier matin des choses", alors seulement la lecture initiatique de ce livre sera rendue possible. Alors seulement l'errance des "informations" pourra devenir pérégrination initiatique.

Chacun des chapitres qui en ponctuent la marche se nomme "spire". Il ne s'agit point là d'une originalité de façade, mais bien plutôt de la traduction d'une des plus haute logique de l'entendement humain quand toutefois il s'efforce à entendre "ce qui" le fait être, croître et se transformer. Selon la philosophie grecque, les Upanishads, la Cabale, le Soufisme et l'Orient chrétien, le centre de l'être humain est le cœur. Principe d'incorporation aux rythmes de l'Univers, que les stoïciens nommaient "le Vivant", il est le lieu où le Feu des énergies spirituelles se mêlent aux eaux des énergies matérielles. Noces de Sang . Se recentrer c'est donc moins s'atomiser en la recherche d'un élément ou d'un principe unique d'explication de l'existence que découvrir un foyer, un principe de radiation où confluent les énergies muettes de la Vie pancosmique qui reflue dans les rythmes de la conscience humorale de soi. Se recentrer c'est "s'aérer" au sens non "éthéré" où les présocratiques entendaient ce mot. Et plus l'effort de recentrement se fait intense, plus l'ouverture à cette alchimie pancosmique se révèle ample. La Spirale a précisément traduit dans les arts de toutes les hautes époques de l'humanité ce rythme d'expansion immobile de la conscience de soi qui se révèle bientôt conscience que la Vie pancosmique prend en nous d'elle-même. Dès lors chacune des spires de ce livre manifeste à la fois l'intensité et l'expansion du regard par quoi l'être humain apprend qu'il est le concept, la Parole de la Vie même sur elle-même dans la provenance de son occulte alchimie.

Les deux premières spires préparent ainsi le décentrement de la conscience illusoire, conscience que nous avons, ou que l'"on" nous donne, de nous-même. Deux penseurs, Heidegger et "un" japonais, leur identité étant pour l'initiation que d'intérêt second, se décentrent progressivement de leur identité d'emprunt, "aimantés" qu'ils sont par "quelque chose" qui les attire comme l'Enigme de la Vie universelle, elle qui les porte à être mais auprès de laquelle ils ne sont point encore assez demeurés pour en méditer la provenance.

Lors de la troisième spire nous passons avec eux de la volonté d'interpréter ce qui fut, ce qui est, ce qui s'est dit ou se dit, Ionesco nous en guérirait également, pour nous laisser interpeller par "cela" qui fit être et fait être, par "cela" qui rend pudiquement tout discours possible.

La quatrième spire tente de nommer "Cela" qui commence à se montrer en propre . "Etre", "Temps", "Parole". La pureté diamantine de la Vie universelle s'y laisse pressentir, mais ce ne sont encore que les voiles les plus extérieurs dont doivent se délivrer les danseurs énamourés du Soufisme pour se laisser bientôt embraser par le Feu qui dit à l'entendement hindou comme à l'entendement grec la germination pure où la Vie qui illumine vient alors à s'éclore.

A partir de ce Tout, la sixième spire pourra laisser s'éployer la Vie universelle aux regards éblouis de l'Initié dont le Corps amphoral voit désormais toute chose comme lui-même venir en présence, se présenter, ad-venir depuis le Silence de l'Espace pancosmique où tout vient à se produire.

Percevant "Cela" qui est puissance radiante de production, la septième spire pourra fustiger les interprétations nihilistes de la Dimension pancosmique de la Vie universelle, Dimension qui fait tout ad-venir et nous invite nous-même à accroître cet avènement selon les modes de notre place dans la Nature. "Cela", en son rythme radiant, que le Zen, la Méditation, nomme "lki", "Le vent de la silencieuse paix d'un silence resplendissant. "Cela ", dont la force pure irradie le Jardin japonais comme le trait de Hartung; l'éclat du cerisier en fleurs comme les pas de bronze qui dirent les premières ïambes à la fidélité des étoiles. "Cela" dont la force illuminante doit nous libérer des tentations nihilistes de l'Occident. Rien moins.

Alors, alors seulement, il sera possible en la huitième spire de réentendre l'effort du métaphysicien cherchant à montrer dans l'alchimie du corps de diamant qu'est l'être humain, les facultés, les forces motrices qui sont moins des puissances de connaissance que des "capacités" en quoi se dit, pur et simplement, la Volonté de la Vie universelle de prendre conscience d'elle-même, de se dire à elle-même ce qu'elle est depuis le Silence bienveillant, éclosion de la première parole du Cosmos sur lui-même, par quoi la Vie parvient à se rêver elle-même. Un Kant inhabituel.

Eclosion silencieuse qui n'a pourtant rien d'un accomplissement quelconque. Il s'agit bien plutôt d'une tension créatrice, d'une douleur d'enfantement par quoi la Vie universelle cherche à s'outrepasser elle-même pour s'harmoniser en toutes les virtualités non écloses qui la pousse à être, croître et se transformer. Bruissement du Vide surabondant, mais bruissement douloureux - objet de la neuvième spire.

Lorsque l'obscure alchimie de la Vie sera alors suffisamment claire au cœur de diamant du lecteur enamouré par l'Attrait de ce que lui aura révélé la méditation (zen) spiralante des tours du Feu essentiel de la Vie pancosmique; lorsque le regard se sera assez accoutumé à ces terres inconnues que seuls les fils d'aigles peuvent croiser sans se perdre, il sera possible à l'âme transie par la douleur des mondes de laisser se dire, pur et simplement, la provenance tacite de la Parole qui devient Silence, Cri, Chant, Danse, Langue. La dixième spire dit cette procession du Silence pour un regard de Sphinx, pour un regard qui, au terme de l'initiation, n'ouvrira plus la bouche, tel Plotin, que pour dire

"Fixe ton regard, et vois...".