D'où vient l'abstraction?

Jean Peltier

 Accueil | Biblio-net | Philo-net magazine | Agenda | Recherche | liens

Jean Peltier, professeur certifié, est enseignant à domicile et fait du soutien scolaire .

Nous vivons dans un monde composé uniquement d'apparences. En effet, ce qui fait que cet objet devant moi est une table, c'est l'usage que je lui ai assigné. Rien ne m'empêche de considérer que le plateau constitue un objet qui n'a rien à voir avec les pieds. L'unité d'une chose est régie en fonction de l'utilisation qu'on peut en faire, donc notre découpage du réel est centré sur nous et non sur le monde tel qu'il est en fait . Nous voyons le monde pour nous et pas le monde en soi.

Ces apparences nous sont données non pour la connaissance mais pour savoir s'en servir. Bergson, lorsqu'il reprenait la théorie pragmatiste de William James, disait bien que "connaître une chose, c'est savoir s'en servir". Ce n'est donc pas une vraie connaissance que nous avons des choses.

Ainsi l'être humain semblait destiné dès le début de son existence à organiser ses automatismes en fonction de ces apparences, et ce pour un seul et même but, sa conservation et celle de son espèce. Mais au fur et à mesure que l'être humain acquérait ces automatismes, leur organisation se révéla de plus en plus complexe, et une nécessité se présenta : celle de centraliser ces automatismes de plus en plus disparates, donc de trouver des points communs puis des catégories permettant de les classer. C'est ainsi qu'il découvrit les notions des choses, ce qui permit de regrouper toutes les choses de même nature sous une même enseigne. Plus l'ensemble d'éléments était étendu, plus le point commun était petit et plus la notion était abstraite.

Ne dit-on pas que faite abstraction de quelque chose, c'est ab-straire, donc enlever tout ce qui est superflu pour ne dégager que l'essentiel ? C'était le précepte de Guillaume D'Occam, philosophe du Moyen Age qui disait "Entiae praeter necessitatem non sunt multiplicanda", ce qui veut dire qu'il ne faut pas multiplier les entités sans nécessité. Ce précepte est connu sous le nom du rasoir d'Occam, et lorsqu'un discours a été dépouillé de ses entités superflues, il est abstrait donc les personnes qui n'y sont pas habituées ont tendance à s'ennuyer en l'écoutant, ce qui les fait dire "c'est rasoir", l'expression venant de là.

Or il s'est avéré qu'il y avait des choses plus ou moins abstraites, autrement dit qu'il y avait des niveaux d'abstraction. Par exemple, la notion d'élasticité, qui ne se rapporte qu'à un groupe d'objets particuliers, est moins abstraite que la notion de grandeur, qui se rapporte à une immense variété de choses, aussi différentes soient-elles. On peut seulement parler de l'élasticité d'un matériau alors qu'on peut parler de la grandeur d'une personne, d'une montagne ou d'une idée. L'abstraction répond donc à un désir d'unification.

Mais revenons au moment où la conduite de l'être humain se réduisait à des automatismes. Cela ne l'a pas empêché d'inventer le langage. En effet, qu'est-ce que le langage sinon un répertoire d'abstractions ? quand on oppose les noms communs aux noms propres, les noms communs ne sont pas des noms malpropres, autrement dit sales, comme le croient parfois les élèves des écoles primaires. Ils sont communs, non parce qu'ils seraient banals, quelconques, ou auraient perdu de la valeur, mais simplement parce qu'ils expriment ce qu'il y a de COMMUN à plusieurs choses singulières. Ainsi l'idée de table contient ce que toutes les tables ont en commun, à savoir le fait d'avoir un ou plusieurs pieds et un plateau au-dessus. L'idée de table ne suppose pas qu'elle ait précisément 4 pieds ou qu'elle soit faite en bois.

Le langage, au départ, n'était pas perçu comme une invention de génie, mais plutôt comme une réponse à une nécessité qui s'est imposée. On peut dire que l'humanité a inventé le langage malgré elle. En effet, l'homme a commencé à vivre en groupe pour former une entraide. Mais celle-ci ne pouvait servir qu'à condition que chacun sache ce dont quelqu'un pouvait avoir besoin, et qui ne pouvait pas être désigné du doigt car absent dans les environs. Les mots servaient à remplacer les choses lorsqu'elles étaient absentes et qu'il était nécessaire d'y faire référence. Ceci explique l'attribution automatique d'un ensemble d'ondes sonores qu'il est toujours possible de prononcer à une chose qui n'est pas toujours à côté de nous.

On remarque que chaque fois que l'homme s'offre une possibilité nouvelle, une nouvelle nécessité apparaît. En effet, la possibilité de l'entraide d'un groupe a nécessité le langage. La possibilité de désigner une chose sans la montrer allait à son tour nécessiter la structuration de ces attributs automatiques, c'est-à-dire la grammaire. Aux noms sont venus s'ajouter les verbes, car il ne suffisait pas de désigner les choses dans l'espace, encore fallait-il désigner les actions dans le temps. C'est pour cela que verbe se dit en allemand "Zeitwort" c'est-à-dire "mot de temps". Ensuite, il a fallu trouver des mots qui désignaient les attributs de ces noms et verbes. Les attributs des noms furent désignés par les adjectifs qualificatifs, et les attributs des verbes furent désignés par les adverbes, qui sont tout simplement les adjectifs du verbe. L'abstrait était donc fait pour pallier à un manque.

L'abstraction répondait également à une envie d'uniformiser les pensées de chaque individu pour mieux les coordonner. Mais les individus pensent-ils tous de la même façon ? Nous n'en avons pas la preuve. En effet, supposons qu'une personne demande à une autre de lui apporter un certain objet. Si cette dernière lui obéit, elle apportera cet objet, ce qui ne veut pas dire qu'elles pensent à la même chose. Les résultats souhaités par les deux personnes s'accordent, mais seulement les résultats. Les deux personnes ne pensent pas pour autant l'objet de la même façon. Ce n'est pas parce qu'elles sont toutes deux d'accord pour dire que cet objet porte ce nom-là qu'elles le voient de la même façon.

Ceci se voit mieux avec l'exemple des couleurs, dont parlait déjà Poincaré dans La Science et l'Hypothèse. Si deux personnes sont d'accord pour dire que la pelouse est verte, rien ne nous prouve que l'une voit le vert exactement comme l'autre. Peut-être que la 1re personne voit le vert comme la 2e voit le bleu, mais elle dira que la pelouse est verte car on lui a appris à donner le qualificatif "vert "à cette couleur qu'elle aperçoit quand elle pose son regard sur la pelouse.

D'ailleurs, puisqu'il n'est pas nécessaire que tous pensent de la même façon, pourquoi la nature aurait-elle œuvré pour cela, alors qu'elle ne fait que ce qui est "utile" ? Constater qu'autrui pense différemment de nous nous choque inconsciemment. Cela explique cette tentative vaine de notre part de donner des noms à un maximum de notions abstraites pour qu'autrui ait les mêmes références que nous. L'abstraction manifeste une envie de se rapprocher des autres.