Jouer Platon. Du texte à la scène (2)

Marie-Ange Mathieu

 

 

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 C'est un lieu commun de dire que les dialogues de Platon ressemblent à des pièces de théâtre.

Au temps de Cicéron, paraît-il , les intellectuels avaient coutume de les jouer. Les jésuites, plus tard, les firent jouer par leurs élèves - les dialogues de jeunesse, en tout cas, qui s'y prêtent davantage.

Quand le poète paul Fort, en 1980, fonda le "théâtre d'art", il déclara avoir pour ambition de révéler toutes les pièces injouées et injouables parmi lesquelles: les dialogues de Platon ! La remarque est plaisante, quand les commentateurs sont unanimes à reconnaître les qualités dramatiques de ces dialogues. Je citerai seulement ce jugement d'Alexandre Koyré: "Tout le monde reconnaît que les dialogues de Platon sont d'admirables compositions dramatiques (...) qui pourraient - et qui devraient même - être jouées" (10).

A se demander alors ce qui distingue un texte écrit pour le théâtre et ces dialogues. Comme si la théâtralité y était inscrite en creux, le spectacle n'en étant que le complément naturel. A se demander aussi pourquoi Platon, à l'instar des poètes syracusains, n'a pas fait jouer ses dialogues.

N'y a-t-il pas, dans certains passages de la République, réponse à cette question ? Socrate y distingue deux types d'amateurs de spectacles : "ceux qui recherchent la beauté des voix, des couleurs , des formes, et tout ce dans la fabrication de quoi entrent de tels éléments", et "ceux pour qui la vérité est le spectacle dont ils sont amateurs" (11).

Platon se défie de l'art du théâtre qui, comme celui de la peinture, du magicien et celui du charlatan, use de tous les procédés pour nous tromper et a commerce avec l'élément inférieur de notre âme. "Le caractère irritable, dit plus loin Socrate, se prête à des imitations nombreuses pas facile à imiter, ni, une fois rendu, facile à comprendre, surtout dans une assemblée en fête, et pour les hommes de toutes sortes qui se trouvent réunis dans le théâtre, car l'imitation qu'on leur offrirait ainsi serait celle de sentiments qui leur sont étrangers" (12). Ce n'est donc pas tant le théâtre qu'il craint qu'un public non qualifié. Critique qui rappelle celle que Platon fait de l'écriture, ce qui ne l'a pas empêché d'écrire!

Il craint aussi ces formes de théâtre qui mettent en jeu les passions des hommes et s'y complaisent. Il ne faut pas en déduire, cependant, que les dialogues soient exempts de passions.

Les personnages - et c'est là l'originalité de ces dialogues philosophiques, comparés à ceux qui plus tard ont été écrits - ne sont pas des porte-parole d'une doctrine, mais des porte-parole de leurs passions... Y compris socrate, dont la passion de la vérité est si forte qu'elle en dérange tous les autres, sans être jamais satisfaite, au point que bien des dialogues, dont le commencement est pourtant si familier et si prometteur, nous laissent sur notre faim:

" N'ai-je pas été un homme juste?", dit le cieux Céphale, l'un des plus riches fabricants d'armes du Pirée. Comment éduquer nos fils pour qu'ils deviennent des hommes courageux?; demande Lysomaque aux deux militaires Nicias et Lachès. "Pourquoi ne ferions-nous pas l'éloge de l'amour?", propose Eryximaque au banquet d'Agathon.

Mais la suite déroute la fougueuse jeunesse ou la fière assurance des hommes de savoir ou de pouvoir. Car ces questions-là vont être transformées en d'autres, inhabituelles. Qu'est-ce que la justice ? Qu'est-ce que le courage? Qu'est-ce que l'amour? Comme on demande : qu'est-ce que le point, ou qu'est-ce que le cercle?

Par là, le dialogue ordinaire devient dialectique sous l'action de socrate, ce maître dans l'art de traquer l'incohérence des réponses, à défaut de les donner.

Mais quelle douceur et quelle patience ne montre-t-il pas pour ramener au dialogue ceux qui, dépités et parfois haineux, le rompent. "Ce que j'appelle le plus difficile dans la philosophie c'est ce qui concerne le dialogue", remarque le Socrate de la République, et il ajoute: "S'il arrive, à ceux qui y sont invités, de consentir à en écouter d'autres pratiquant ce genre d'exercice, ils estiment que c'est beaucoup d'y avoir consenti, étant convaincus qu'il doit n'y avoir dans cette pratique qu'un simple passe-temps" (13).

C'est donc une erreur de considérer ce genre d'exercice qu'est le dialogue comme un passe-temps. Mais "écrire" un dialogue, n'est-ce pas un divertissement, comparé aux discours vivants et animés, dont le discours écrit serait un simulacre? "Ces jardins en lettres d'écriture, dit Socrate dans le Phèdre, à propos de l'écrivain, il les ensemencera, il les écrira, en vue, bien plutôt, de se divertir. Quand, d'ailleurs il lui arrive d'écrire, c'est que, en constituant ainsi une réserve de remémoration ,pour lui-même, s'il parvient jusqu'à la vieillesse qui oublie, comme pour quiconque s'engage à sa suite dans la même voie; et il se plaira à voir pousser ces fragiles jardins. Quand d'autres usent d'autres divertissements, s'inondant de beuveries, comme de tous les plaisirs qui sont frères de ceux-là, lui, pendant ce temps, il cherchera à leur place le divertissement de sa vie dans ceux-là dont j'ai parlé" (14).

"Fragiles jardins", en effet, que ces fins caractères, "lettre morte", comme on dit, en l'absence de tout lecteur, ce prince charmant qui réveille la belle écriture endormie!

En l'absence du prince, si les mots revenaient d'eux-mêmes dans la bouche et animaient le corps dressé, quelle chance ce serait de les entendre, eux qui viennent de si loin et que pourtant notre âme se murmure à elle-même? N'y aurait-il pas, là aussi, un beau divertissement? Comme celui de Shéhérazade qui, par ses contes, ravit le Sultant et diffère le jour de sa mort !

(10) A. Koyré, Introduction à la lecture de Platon, Gallimard, Paris, 1945, 9.17

(11) République, 475e - 476b ( trad. L.Robin).

(12) République, 604e ( trad. L.Robin).

(13) République, 498a ( trad. L.Robin).

(14) Phèdre, 276 d ( trad. L.Robin).

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