Ce qui m'a poussé
à mettre en scène ces dialogues, c'est la
lecture des dialogues eux-mêmes. Mon métier
n'étant pas de faire du théâtre, on ne
peut soupçonner que de là me soit venue cette
envie. Mais, habituée aux longs traités
philosophiques, je fus très surprise à la
lecture de textes dits "fondateurs" de la philosophie
occidentale, qui me poussaient d'eux-mêmes à
une lecture à haute voix, à la
différence des autres.
Ce ne fut pas l'unique raison, cependant.
Il faut ajouter la difficulté de lecture qu'avaient
la plupart de nos lycéens et étudiants. Alors
que les textes philosophiques sont inscrits dans les
programmes de notre enseignement, alors que de nouvelles
couches sociales, comme on dit, moins formées aux
"humanités", accèdent à ce genre de
lecture, celle-ci, concurrencée par les techniques
audio-visuelles, en est devenue plus difficile et plus
rarement pratiquée. D'où l'écart que
les professeurs constatent dans leur pratique quotidienne et
qu'ils s'efforcent de combler par différents moyens.
Or, le "grossissement" n'est-il pas un procédé
parmi d'autres, dont Socrate fait lui-même un bel
usage?
"La recherche que nous entreprenons,
dit-il dans la République,
(...) demande une vue
pénétrante. Or, puisque cette qualité
nous manque, voici comment je crois qu'il faut s'y prendre.
Si l'on ordonnait à des gens qui n'ont pas la vue
très perçante de lire loin des lettres
tracées en très petits caractères, et
que l'un d'eux se rendît compte que ces mêmes
lettres se trouvent tracées ailleurs en gros
caractères sur un plus grand espace, ce leur serait,
j'imagine, une bonne aubaine de lire d'abord les grandes
lettres et d'examiner ensuite les petites, pour voir si ce
sont les mêmes" (15). C'est ainsi que nous pouvons
mieux comprendre ce qu'est la justice dans l'individu en
l'examinant dans la cité. Or, mettre en scène
les dialogues de Platon, n'est-ce pas user d'un
procédé analogue?
J'étais cependant retenue de le
faire par deux craintes: celle de noyer le "spectacle de la
vérité" dans le "spectacle des apparences", et
de risquer ainsi une réduction inadmissible, et celle
de freiner l'imaginaire mis en action par la lecture de
chacun.
Mais, comme, au théâtre, le
texte demeure primordial, le danger de freiner cet
imaginaire y est moindre que celui qui menace les
adaptations cinématographiques où les images
imposées l'emportent sur le pouvoir de suggestion des
mots. Quant au risque d'engloutissement du "spectacle de la
vérité" sous celui des apparences, c'est au
travail de la mise en scène d'y veiller, de
façon à ce que les décors, les
accessoires, le jeu même des acteurs, tous les effets
de théâtre, soient suffisamment discrets, avec
la seule ambition de faire mieux ressortir ce que
l'étude théorique de ces textes
négligeait un peu: la vie, qui sous-tend les
idées et le manifeste justement au
théâtre par des signes non textuels.
L'adaptation du texte exigeait sans doute
quelque réduction et quelques déplacements.
Mais les dialogues de Platon sont suffisamment
"scéniques" par eux-mêmes pour que le travail
d'adaptation soit relativement facile. Il suffit de penser
au public, et de donner au langage son allure actuelle. Mon
souci n'est pas tant de faire une mise en scène
originale que de permettre une communication entre Platon et
le public. Qui dit théâtre, en effet, dit aussi
"nous". Ce "nous" qui n'est pas ici un "nous" de convenance,
mais le "nous" réel qu'exige la mise en spectacle de
quelque texte que ce soit.
Je ne me serais peut-être pas
risquée à faire jouer ces dialogues sans le
désir latent des jeunes gens d'abord, ni l'appui de
l'un d'eux, plus expérimenté, qui me permit de
passer de timides essais à la réalisation
achevée de l'un de ces dialogues. Le travail se fit
en deux temps: celui de l'étude, et celui des
répétitions, et concerna très vite
plusieurs participants: des collègues de philosophie
et de langues anciennes stimulèrent leurs
élèves à la lecture et à
l'étude de ces textes, en les préparant
à la représentation. C'est ainsi que nous
avons appris ensemble à "jouer" Platon.
Le public de jeunes gens est sans
complaisance, bien des acteurs professionnels le craignent.
Mais n'y avait-il pas aussi beaucoup de jeunes gens autour
de Socrate? Et Platon sait si parfaitement comment parler
à la jeunesse, et comment la faire parler ! Il
fallait apprendre, tous. D'abord à détecter
les talents, à utiliser les ressources de chacun dans
le domaine des arts et des techniques, si nombreux au
théâtre. Ensuite à coordonner ces
différents apprentissages, à trouver les lieux
et les moments convenables, travail qui exige, comme on s'en
doute, la participation et le soutien de beaucoup. Les
hellénistes ne furent pas les derniers à nous
suivre (16), moins méfiants que les philosophes. Nous
répondions sans doute à une obscure attente,
car ce fut toujours des autres, et non de moi, que vint
l'extension de nos spectacles, la fondation de la "compagnie
des Amis de Platon" due à un groupe
d'étudiants, formés à ces dialogues,
puis l'intervention d'acteurs professionnels,
également initiés à la philosophie
platonicienne (17).
Certains n'ont nul besoin d'une telle
médiation pour apprendre à
réfléchir: la lecture, l'étude,
l'expérience bien raisonnée suffisent. Mais
d'autres ont plus de mal: les uns, habitués pourtant
aux définitions mathématiques et à
leurs savantes applications, dédaignent d'user d'une
méthode analogue concernant leurs jugements de valeur
et restent, en ce domaine, au ras de leurs
préjugés; les autres, victimes de forces qui
les dépassent, ne peuvent briser les barrières
qui les enferment, celles du langage aussi bien que les
autres...Ou les brisent sans méfiance et
sans-à-propos, réclamant tous, au mieux, le
dialogue, mais ignorant les conditions pour qu'il puisse
s'instaurer et se poursuivre. Chez Platon, d'une
manière ou d'une autre, on l'apprend, parce que son
point de départ est l'être même, avec ses
élans, pris ordinairement dans les filets de
l'histoire, et que son but est de le libérer, par la
connaissance, de toutes les oppressions.
Encore faut-il parvenir jusqu'à
lui! Or, je crains qu'aujourd'hui nous ne nous trouvions
dans une solution paradoxale. En effet, notre désir
de rendre plus accessible la philosophie par la voie du
théâtre apparaît au moment où le
public semble s'éloigner de ces formes d'art. A moins
que le théâtre, rétablissant à sa
manière un lien charnel avec les êtres et les
choses, devienne peu à peu, par compensation, l'objet
d'un désir.
Je voudrais, pour conclure, rappeler ce
jugement de gaston Bachelard: " Qui se donne de tout son
esprit au concept, de toute son âme à l'image
sait bien que les concepts et les images se
développent sur deux lignes divergentes de la vie
spirituelle. Peut-être même est-il bon d'exciter
une rivalité entre l'activité conceptuelle et
l'activité d'imagination. En tout cas, on ne trouve
que mécompte si l'on prétend les faire
coopérer. L'image ne peut donner une matière
au concept. Le concept en donnant une stabilité
à l'image en étoufferait la vie".
Platon use d'une belle allégorie,
celle de la caverne, pour dire la même chose. Mais
parce qu'il s'agit là d'exercices difficiles, il sait
qu'il faut parfois se faire aider par l'image pour apprendre
à la quitter.
(15) République, 368c-d ( trad. L.Robin).
(16) Je tiens ici à rendre un hommage tout
particulier à notre regrettée collègue,
Madame Paulette Ghiron-Bistagne, professeur de grec à
l'Université Paul Valéry (Montpellier III),
qui dirigeait les Cahiers du GITA, et qui nous a activement
soutenu.
(17) A ce jour, ont été
présentés sur scène Euthyphron
(1984), Le Banquet (1985 - 1993),
Phédon ( 1986 et 1991), "Le procès
de Socrate" (1987), Gorgias (1988), La
république (1989), Euthydème
(1990), Protagoras (1992), La "lettre VII"
(1994), Ménon (1995). Tous ces dialogues ont
été joués à Paris, et pour
certains, également à Aix-en Provence, Lille,
Lyon, Montpellier et Toulouse.
Remerciements à notre regretté Monsieur
Muglioni, Inspecteur Général de philosophie
qui eut soin de nous dire chaque fois son bonheur de
retrouver les dialogues de Platon sous ce nouveau jour.