Jouer Platon. Du texte à la scène (3)

Marie-Ange Mathieu

 

 

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Ce qui m'a poussé à mettre en scène ces dialogues, c'est la lecture des dialogues eux-mêmes. Mon métier n'étant pas de faire du théâtre, on ne peut soupçonner que de là me soit venue cette envie. Mais, habituée aux longs traités philosophiques, je fus très surprise à la lecture de textes dits "fondateurs" de la philosophie occidentale, qui me poussaient d'eux-mêmes à une lecture à haute voix, à la différence des autres.

Ce ne fut pas l'unique raison, cependant. Il faut ajouter la difficulté de lecture qu'avaient la plupart de nos lycéens et étudiants. Alors que les textes philosophiques sont inscrits dans les programmes de notre enseignement, alors que de nouvelles couches sociales, comme on dit, moins formées aux "humanités", accèdent à ce genre de lecture, celle-ci, concurrencée par les techniques audio-visuelles, en est devenue plus difficile et plus rarement pratiquée. D'où l'écart que les professeurs constatent dans leur pratique quotidienne et qu'ils s'efforcent de combler par différents moyens. Or, le "grossissement" n'est-il pas un procédé parmi d'autres, dont Socrate fait lui-même un bel usage?

"La recherche que nous entreprenons, dit-il dans la République, (...) demande une vue pénétrante. Or, puisque cette qualité nous manque, voici comment je crois qu'il faut s'y prendre. Si l'on ordonnait à des gens qui n'ont pas la vue très perçante de lire loin des lettres tracées en très petits caractères, et que l'un d'eux se rendît compte que ces mêmes lettres se trouvent tracées ailleurs en gros caractères sur un plus grand espace, ce leur serait, j'imagine, une bonne aubaine de lire d'abord les grandes lettres et d'examiner ensuite les petites, pour voir si ce sont les mêmes" (15). C'est ainsi que nous pouvons mieux comprendre ce qu'est la justice dans l'individu en l'examinant dans la cité. Or, mettre en scène les dialogues de Platon, n'est-ce pas user d'un procédé analogue?

J'étais cependant retenue de le faire par deux craintes: celle de noyer le "spectacle de la vérité" dans le "spectacle des apparences", et de risquer ainsi une réduction inadmissible, et celle de freiner l'imaginaire mis en action par la lecture de chacun.

Mais, comme, au théâtre, le texte demeure primordial, le danger de freiner cet imaginaire y est moindre que celui qui menace les adaptations cinématographiques où les images imposées l'emportent sur le pouvoir de suggestion des mots. Quant au risque d'engloutissement du "spectacle de la vérité" sous celui des apparences, c'est au travail de la mise en scène d'y veiller, de façon à ce que les décors, les accessoires, le jeu même des acteurs, tous les effets de théâtre, soient suffisamment discrets, avec la seule ambition de faire mieux ressortir ce que l'étude théorique de ces textes négligeait un peu: la vie, qui sous-tend les idées et le manifeste justement au théâtre par des signes non textuels.

L'adaptation du texte exigeait sans doute quelque réduction et quelques déplacements. Mais les dialogues de Platon sont suffisamment "scéniques" par eux-mêmes pour que le travail d'adaptation soit relativement facile. Il suffit de penser au public, et de donner au langage son allure actuelle. Mon souci n'est pas tant de faire une mise en scène originale que de permettre une communication entre Platon et le public. Qui dit théâtre, en effet, dit aussi "nous". Ce "nous" qui n'est pas ici un "nous" de convenance, mais le "nous" réel qu'exige la mise en spectacle de quelque texte que ce soit.

Je ne me serais peut-être pas risquée à faire jouer ces dialogues sans le désir latent des jeunes gens d'abord, ni l'appui de l'un d'eux, plus expérimenté, qui me permit de passer de timides essais à la réalisation achevée de l'un de ces dialogues. Le travail se fit en deux temps: celui de l'étude, et celui des répétitions, et concerna très vite plusieurs participants: des collègues de philosophie et de langues anciennes stimulèrent leurs élèves à la lecture et à l'étude de ces textes, en les préparant à la représentation. C'est ainsi que nous avons appris ensemble à "jouer" Platon.

Le public de jeunes gens est sans complaisance, bien des acteurs professionnels le craignent. Mais n'y avait-il pas aussi beaucoup de jeunes gens autour de Socrate? Et Platon sait si parfaitement comment parler à la jeunesse, et comment la faire parler ! Il fallait apprendre, tous. D'abord à détecter les talents, à utiliser les ressources de chacun dans le domaine des arts et des techniques, si nombreux au théâtre. Ensuite à coordonner ces différents apprentissages, à trouver les lieux et les moments convenables, travail qui exige, comme on s'en doute, la participation et le soutien de beaucoup. Les hellénistes ne furent pas les derniers à nous suivre (16), moins méfiants que les philosophes. Nous répondions sans doute à une obscure attente, car ce fut toujours des autres, et non de moi, que vint l'extension de nos spectacles, la fondation de la "compagnie des Amis de Platon" due à un groupe d'étudiants, formés à ces dialogues, puis l'intervention d'acteurs professionnels, également initiés à la philosophie platonicienne (17).

Certains n'ont nul besoin d'une telle médiation pour apprendre à réfléchir: la lecture, l'étude, l'expérience bien raisonnée suffisent. Mais d'autres ont plus de mal: les uns, habitués pourtant aux définitions mathématiques et à leurs savantes applications, dédaignent d'user d'une méthode analogue concernant leurs jugements de valeur et restent, en ce domaine, au ras de leurs préjugés; les autres, victimes de forces qui les dépassent, ne peuvent briser les barrières qui les enferment, celles du langage aussi bien que les autres...Ou les brisent sans méfiance et sans-à-propos, réclamant tous, au mieux, le dialogue, mais ignorant les conditions pour qu'il puisse s'instaurer et se poursuivre. Chez Platon, d'une manière ou d'une autre, on l'apprend, parce que son point de départ est l'être même, avec ses élans, pris ordinairement dans les filets de l'histoire, et que son but est de le libérer, par la connaissance, de toutes les oppressions.

Encore faut-il parvenir jusqu'à lui! Or, je crains qu'aujourd'hui nous ne nous trouvions dans une solution paradoxale. En effet, notre désir de rendre plus accessible la philosophie par la voie du théâtre apparaît au moment où le public semble s'éloigner de ces formes d'art. A moins que le théâtre, rétablissant à sa manière un lien charnel avec les êtres et les choses, devienne peu à peu, par compensation, l'objet d'un désir.

Je voudrais, pour conclure, rappeler ce jugement de gaston Bachelard: " Qui se donne de tout son esprit au concept, de toute son âme à l'image sait bien que les concepts et les images se développent sur deux lignes divergentes de la vie spirituelle. Peut-être même est-il bon d'exciter une rivalité entre l'activité conceptuelle et l'activité d'imagination. En tout cas, on ne trouve que mécompte si l'on prétend les faire coopérer. L'image ne peut donner une matière au concept. Le concept en donnant une stabilité à l'image en étoufferait la vie".

Platon use d'une belle allégorie, celle de la caverne, pour dire la même chose. Mais parce qu'il s'agit là d'exercices difficiles, il sait qu'il faut parfois se faire aider par l'image pour apprendre à la quitter.

(15) République, 368c-d ( trad. L.Robin).

(16) Je tiens ici à rendre un hommage tout particulier à notre regrettée collègue, Madame Paulette Ghiron-Bistagne, professeur de grec à l'Université Paul Valéry (Montpellier III), qui dirigeait les Cahiers du GITA, et qui nous a activement soutenu.

(17) A ce jour, ont été présentés sur scène Euthyphron (1984), Le Banquet (1985 - 1993), Phédon ( 1986 et 1991), "Le procès de Socrate" (1987), Gorgias (1988), La république (1989), Euthydème (1990), Protagoras (1992), La "lettre VII" (1994), Ménon (1995). Tous ces dialogues ont été joués à Paris, et pour certains, également à Aix-en Provence, Lille, Lyon, Montpellier et Toulouse.

Remerciements à notre regretté Monsieur Muglioni, Inspecteur Général de philosophie qui eut soin de nous dire chaque fois son bonheur de retrouver les dialogues de Platon sous ce nouveau jour.