L'esprit, l'action et l'interprétation (3)

Jean-Michel Salanskis

 

 

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 Ontologie de l'action : l'illocutionnaire et la stabilisation

La difficulté, nous l'avons déjà évoquée, plus ou moins à mots couverts : comme pour la plupart des notions qui intéressent les sciences cognitives, il ne va pas de soi de classer l'action comme le nom de quelque chose du réel.

Toutes les sciences cognitives, à certains égards, "reposent" sur la notion de comportement. Le passage de la théorie de la connaissance (philosophie, épistémologie) à la science de la cognition, ou même plus simplement de la connaissance à la cognition est le passage de la connaissance au comportement de connaissance. La connaissance est le fait insécable de la détention d'un universel ayant valeur vis-à-vis de ce qui peut être déterminé comme son domaine, son champ, son objet. La cognition est le comportement de l'homme dont la manifestation est connaissance.

Or, la notion de comportement semble contenir celle d'action, mais en fait elle ne la dit pas, ne l'implique pas. "Comportement" désigne en quelque sorte la mobilisation globale de l'organisme, le fait de porter tout ensemble, la redondance de l'organicité dans un moment du vivre. Ce qu'on appelle classiquement science du comportement est l'éthologie, mais en fait, et y compris lorsqu'on se restreint à l'éthologie animale, comportement désigne dans ce contexte une sous-espèce du comportement : le comportement adressé, échangé, social, entrant dans une économie de la survie, commune et individuelle tout à la fois. Les sciences cognitives sont les vraies sciences générales du comportement, elles ne présupposent rien du comportement, ni le caractère discret ou continu du temps ou de l'espace mis en jeu, ni sa socialité, ni sa psychicité (le behaviourisme était la science du comportement avec la présupposition le ramenant à une fonction produisant une sortie à partir d'une entrée, éliminant donc la psychicité), ni même la schize organisme-environnement, comme nous l'avons vu.

Admettons donc que le comportement nous est donné, que nous partageons la précompréhension commune de ce terme. Comportement désigne une mobilité-mobilisation impliquant de façon synthétique un "qui se porte avec soi" justement : c'est, si l'on veut, une composante conceptuelle très primitive de l'Être-au-monde, pas très éloignée de ce que thématise Merleau-Ponty, mais moins riche (pas d'expression, pas à proprement parler de projection, pas de synesthèse, etc.). Comportement est, de plus, un terme non scientifique, qui ne tient que par la signifiance archaïque de la langue, supplémentée par la réflexion que je viens de proposer. Par exemple, le simple fait d'insister sur la structure repérable et symbolisable de l'entrée-sortie, comme les behaviouristes, transpose le concept dans un registre ayant son degré de scientificité (notamment, cela définit implicitement une expérimentation possible).

L'action n'est pas le comportement, je l'ai déjà beaucoup dit, et les sciences cognitives ne sont pas, classiquement, les sciences de l'action. Comment peut on compléter le concept de comportement d'une détermination apte à le faire entrer en science (sur le modèle du traitement de la matière dans les Anfangsgründe de Kant ) (1) ? Il me semble qu'il y a essentiellement deux voies, du moins j'ai envie de privilégier deux voies.

De toute façon, une détermination essentielle de l'action est qu'elle nomme à la fois une impulsion - un conatus, un clinamen, j'accumule les points de repère dans l'espoir de fixer mon lecteur à la même intuition que moi - et un résultat de cette phase agissante : l'action est à la fois l'agir en tant que se mobilisant et le résultat auquel il donne lieu "dans le monde" ; la tension de l'agir et l'exposition de l'agi comme tel. Y a-t-il autre chose qui définisse l'action ? Je n'en suis pas sûr, ou du moins, une partie du problème et du débat se trouve là précisément. Une détermination élevant le comportement à la dignité d'action est donc une détermination qui fera valoir le se-porter-avec-soi d'un organisme comme "impulsion résultative". Comme je l'ai dit, je vois deux notions candidates à soutenir une telle promotion.

La première est la notion de stabilisation dynamique. Le concept mathématique de l'arrivée en un attracteur de la trajectoire d'un point d'une variété sur laquelle est définie une dynamique modélise l'impulsion - via le champ de vecteur - et l'agir et son résultat - via le flot et la stabilisation. Le "résultat" est identifié par l'attracteur lui-même, soit par un objet de type mathématique différent, pointé dans sa qualification par un discours capable de récapituler la collection des attracteurs de la dynamique. Toute la force du paradigme morpho-dynamique en sciences cognitives réside dans cette interprétation mathématique de la notion d'action. Il n'est pourtant pas nécessaire, je crois, de solliciter dans sa richesse et sa complexité tout le discours de Thom pour offrir à la considération le noyau schématisant source de cette modélisation. Le schème de la traversée d'une frontière par une droite suffit en un sens, une action se proto-modélise par le schème présenté dans la figure qui suit.

 Or ce schème n'est pas très loin de celui de la déclosion heideggerienne (2). Ce concept de l'action identifie en quelque sorte l'action à l'actualisation. La difficulté est qu'il est tellement formel et universel qu'on ne voit plus très bien en quoi il peut se superposer au se-porter-avec-soi d'un organisme. La réponse technique sera qu'on considère comme action toute stabilisation dont la dynamique peut être dite en un sens quelconque résider dans l'organisme. Et l'on obtient ainsi le programme des sciences cognitives morphodynamiques : imputer des stabilisations à des organismes, au titre d'une construction scientifique de ceux-ci. C'est dans le cas où la construction sous-jacente est biologique que le programme a les meilleures chances de réussir. L'autre possibilité est celle d'une construction psychologique, mais elle encourt à l'évidence beaucoup plus le risque de rester purement spéculative, étant données les faibles capacités de la psychologie à livrer des systèmes dynamiques authentifiés comme résidant dans la psychè.

Deuxième façon de déterminer l'impulsion résultative : en l'associant à la notion austinienne d'acte de langage. Au fond, l'idée est de faire de l'acte de langage la mesure et la définition de l'action en général : est action tout se qui se signe par un acte de langage. Ou peut-être, est action toute énonciation, en ayant à l'esprit que le mot énonciation peut être considéré comme le nom d'une valeur illocutionnaire minimum portée par tout énoncé situé. La différence entre un énoncé et une énonciation, on le sait, est précisément l'être-situé de l'énonciation, lequel renvoie "forcément" à une impulsion. Pour que l'énoncé devienne énonciation, il faut qu'il soit énoncé, il faut qu'il y ait émission : l'émission est ce qui détermine la situation. Si l'énonciation ne contenait pas cette idée de l'événementialisation, du lancer de l'énoncé sélectionnant une situation comme celle de l'énonciation, l'énonciation perdrait sa distinction de principe d'avec l'énoncé. Mais, nous l'avons dit, il faut encore que l'énonciation ait son résulat, puisque l'action est pour nous impulsion résultative. Le matériau de l'énonciation est l'énoncé, un assemblage en langue qui a déjà en un sens le caractère d'un résultat, puisqu'il est la sélection contingente d'une chaîne signifiante (3) . Mais le vrai résultat est l'énoncé délivré. Cet énoncé délivré, selon l'analyse d'Austin, vaut comme action au moins de deux manières : par sa valeur illocutionnaire, c'est-à-dire au sens où sa structure même induit un certain scénario candidat à enrôler le destinataire (ainsi les scenarii de la promesse, de la demande, du constat), et par sa valeur perlocutionnaire, c'est-à-dire au sens où il devient la prémisse causale d'une affection du destinataire dans le monde.

On peut reprendre ce que j'ai dit plus haut pour constater que le courant analytico-cognitiviste a profondément entériné l'interprétation ontologique de l'action comme acte de langage. L'idée que l'individuation d'une action comme telle se fait par sa formulation dans le langage intentionnel, pour commencer, nous oriente vers cette interprétation : pour que je puisse rendre compte de mon action au moyen du schéma R+F®A, il faut que quelque énoncé puisse se substituer à la variable catégoriale A, énoncé qui, en principe est l'énonciation de l'action. Comme l'a remarqué aussi Véronique Havelange (4) , un présupposé (ou une conséquence) éventuellement inexplicite de cette logique de l'ation est que l'énonciation de l'action supplante l'action comme telle. Le schéma cognitiviste, de même, et comme je l'ai observé tout à l'heure, détache la transition mentale en la regardant comme calcul ou dérivation opérantsur un matériau "discursif", ce qui suppose acquis, via la notion de transduction motrice, que l'action est un pur redoublement de la phrase en mentalais fruit du processus logico-spirituel.

Quels sont les problèmes que pose cette identification ontologique de l'action par l'énonciation ou l'acte de langage ? D'une part les problèmes théoriques que je viens d'esquisser sans même y prendre garde, et qui ont trait au moment et au lieu où l'on estime que l'action résulte : est-ce lors de et dans l'assemblage encore hors situation mais déjà dé-virtualisant de l'énoncé, est-ce par l'émission pure et simple, l'énonciation comme valeur illocutionnaire zéro, est-ce par le retentissement illocutionnaire de l'énonciation ou est-ce dans sa conséquence perlocutionnaire ? La notion d'action est tributaire par principe de la décision d'un plan de l'effectuation, comme notre schéma de la géométrisation la plus élémentaire de la notion d'impulsion résultative, proposé tout à l'heure, le montre bien.

Deuxième problème, similaire à celui rencontré dans la lecture morphodynamique de l'action : le problème de l'interprétation de l'action comme comportement. En quoi une énonciation est-elle un se-porter-avec-soi de l'organisme ? Il y va notamment, en première appararence, de la relation de l'énonciation au corps. C'est pourquoi l'on est tenté de résoudre cette difficulté en renouant le lien de la parole ou corps : tel serait exactement l'approche de Merleau-Ponty, pour qui la parole est primitivement gesticulation du corps capable de faire advenir du sens via une forme. La parole est un cas du comportement expressif fondamental du corps, qui s'échappe à lui-même comme physis en faisant advenir des formes - des habitus : le prototype de cette variation morphogène du corps est l'émotion. Toute énonciation est secrètement gesticulation, émotion, cristallisation de forme : en déterminant ainsi la parole, Merleau-Ponty fédère en quelque sorte nos deux interprétations ontologiques de l'action.

Le peut-il à bon droit ? L'enchaînement de l'illocutionnaire au perlocutionnaire suggère ou rappelle autre chose qui résiste à cette conception : que l'énonciation est événement en tant qu'elle affecte le destinataire, d'abord au plan métaphysique, ultimement au plan psycho-physique. Mais cette considération nous fait revenir à l'énonciation comme telle : comment ne pas penser qu'il est consubstantiel à une énonciation d'être une adresse, de traverser l'abîme Je-Tu en s'élançant vers le Tu ? Vue à cette aune, l'énonciation cesse de pouvoir être prise comme une action pour se réfugier dans le pur statut d'acte, si je comprends ce mot comme désignant l'impulsion non résultative : son "effet" reste immatériel-incorporel, il est primitivement l'adresse elle-même comme éprouvée, reconnue, redite, traduite. La notion d'acte de langage n'est sans doute pas par hasard une notion d'acte plutôt qu'une notion d'action. Comme pure adresse, l'énonciation conteste à la fois son lien avec le port d'un corps et son lien avec un plan d'effectuation spatialisable hors le non-espace trivial et primitif de la polarité Je-Tu.

Je voudrais procéder à une ultime et brève illustration visant à montrer que la difficulté que je viens de soulever affleure naturellement dans la discussion analytique au moins. Je me référerai, à cette fin, au paradoxe de Ross en logique déontique. Comme on le sait, ce paradoxe consiste en ceci que dans les logiques déontiques standard, l'implication O(p)fO(pvq) est universellement valide. Pourtant, il ne semble pas conforme à l'intuition déontique que si je dois lire une lettre, je dois la lire ou la brûler. La validité de O(p)fO(pvq) découle elle-même de principes qui la font résulter de la validité de pf(pvq). Certes, il est vrai que si j'interprète O(p) comme signifiant qu'il est obligatoire d'amener le monde à un état où p est le cas, alors il en découle qu'il y a tout aussi bien une obligation enjoignant de le mener à un état où pvq est le cas, puisque je ne puis l'amener à un état du premier type sans ipso facto l'amener à un état du second type. À cette interprétation de l'obligation comme opérateur propositionnel, s'appliquant à des états du monde signifiés par des propositions, on opposera, pour lever le paradoxe, une interprétation où les opérateurs déontiques portent sur des "contenus verbaux". Ce qui est obligatoire, ce n'est pas que la lettre soit lue, c'est de lire la lettre. L'obligation porte sur l'action dite par un verbe, plus exactement elle porte sur cette synthèse du destinateur et de l'action qu'on appelle un faire : ce qui supporte l'obligation, c'est le faire de l'action. Nos problèmes se reposent alors : est ce que le faire d'une action, repéré par la flexion énonciative d'un verbe (je cours), est un comportement ? Est-ce que cette clause de l'implication en situation du sujet dans l'événement processuel a le sens d'un comportement ? Ou est-ce que le faire est une catégorie métaphysique, non naturaliste ? Et, de l'autre côté, est-ce que cette lecture de l'action comme exprimée par un contenu verbal évacue la dimension résultative de l'action, que trahissait peut-être mieux l'interprétation propositionnelle ?

Espérant avoir présenté de façon assez claire l'espace aporétique de l'objectivation de l'action, j'en viens à quelques conclusions sur le problème posé (herméneutique et action) et sur celui que je me pose (herméneutique et intériorité de l'esprit).

Herméneutique, action, intériorité

Nous avons vu, en nous appuyant sur Ricœur essentiellement, mais en le confirmant au besoin par Wittgenstein, que le lien entre herméneutique et action s'établissait au détriment de l'intériorité subjective et spirituelle : dire que l'action est "comme un texte", c'est dire que son épaisseur spécifiante se trouve dans l'extérieur historico-symbolique, et pas dans le repli des représentations personnelles (cela, même si Ricœur ménage en dernière instance un moment de l'assomption subjective ayant en quelque sorte fonction de parfaire l'action comme mode de l'exister vers/pour un monde).

Nous avons vu aussi que le constructivisme cognitif contemporain proposait en quelque sorte une version naturaliste positive de la conception heideggerienne touchant l'Être-au-monde, dont il n'était pas si clair, à y bien regarder, qu'elle pût se donner comme "éliminativiste" : après tout, il a fallu au plan philosophique le second Heidegger pour annuler la valeur centrifuge du Dasein avec toute son implication, on ne voit pas exactement comment J. Stewart ou F. Varela, ne disposant pas du thème du langage, pourraient dans leur domaine opérer une Kehre équivalente.

Nous avons vu, également, que l'approche de Ricœur convergeait au fond avec l'approche analytico-cognitive pour objectiver l'action par le biais langagier : il y a action autant qu'il y a mise en acte du langage intentionnel, en substance. Cela correspond au deuxième mode d'objectivation de l'action comme impulsion résultative étudié à l'instant.

Nous avons vu, enfin - ou plutôt entrevu - que Merleau-Ponty avait tendance à unifier les deux déterminations ontologiques de l'action, la dynamique et la langagière, en présentant l'expression, comportement caractérisitique du corps, à la fois comme précipitation de forme et comme parole.

Le point qui m'importe est le suivant : je ne crois pas nécessaire que l'élargissement du concept d'her-mé-neu-tique apporté par Heidegger au §32 de Sein und Zeit demeure une fois pour toutes le cheval de Troie d'une conception antisubjectiviste de l'action. Une partie de l'équivoque résulte de ce que certains esprits négligent le problème ontologique de l'action et font comme si l'expliciter de Heidegger ou même simplement l'Être-au-monde dans sa généralité étaient d'emblée des concepts de l'action : comportement n'est pas action, loin s'en faut, j'ai voulu marquer ce point nettement. S'il faut un supplément pour ontologiser l'action, si l'Être-au-monde n'y suffit pas, l'action n'est pas a priori désubjectivisée par le point de vue her-mé-neu-tique du simple fait que l'Être-au-monde le serait (ce qui, je l'ai aussi dit, n'est ultimement pas certain).

Le geste supplémentaire qui consacre la désubjectivisation, on l'a vu, est le geste amorcé par Ricœur et systématisé par Stiegler (5) : il est celui qui consiste à égaler l'Être-au-monde comme temporalisation et comme action à l'inscription, et donc à placer tout le poids et toute la qualification possible de l'action du côté des symboles, des traces symboliques constituées en mémoires. En fait, selon cette conception, ce qui qualifie l'Être-au-monde comme action est en même temps ce qui, résolvant celle-ci à l'extériorité symbolique, la désubjectivise.

Sans entrer ici dans la controverse qui est la mienne avec Stiegler sur la temporalisation fondamentale heideggerienne, la technique et l'anti-subjectivisme (6) , je voudrais simplement esquisser les grandes lignes d'un subvjectivisme herméneutique de l'action. Et pour cela, je voudrais revenir pour commencer à l'interprétation des textes, au stade préheideggerien de l'herméneutique.

Dira-t-on, en effet, que l'interprétation des textes est anti-subjectiviste ? Schleiermacher compte encore comme une composante entretenant un rapport de détermination circulaire avec l'interprétation grammaticale ce qu'il appelle interprétation technique, et qui est le déchiffrement de la pensée de l'auteur. Le cercle her-mé-neu-tique, à l'étape schleiermacherienne, est double, à la fois cercle du local et du global, et cercle de la grammaire et de la subjectivité. Depuis le moment heideggerien, il semble que nous ne nous souvenions plus que du cercle du local et global, en ce qu'il nous permet de thématiser la souveraineté du contexte, soit de l'extérieur en un sens (ou croit-on). Mais j'avancerai quant à moi que l'interprétation n'aurait aucune équilibration à inventer, aucune juste mesure à trouver si elle n'était pas mise au défi par un mode d'intériorité du signifiant. S'il ne s'agissait en effet que de cartographier et mettre en relation le signifiant avec lui-même dans son extériorité, sa publicité, la compréhension se réduirait partout et toujours à un exercice manifeste et contrôlable de moyennisation et de constat. Or il n'en va pas ainsi. L'assignation des interprétations est en permanence pleine de conséquence pour ceux qu'elle concerne : les sujets de l'affaire, l'auteur, le lecteur, le ou les collectifs communautaires impliqués. Cela parce qu'aucune configuration du signifiant - renvoi métaphorique, métonymique, cohésion textuelle, valeur singulière d'une localité (7)- ne peut avoir cours sans tisser quelque intériorité de destinateur-destinataire. Dans le système heideggerien, cela correspond au fait que l'expliciter est l'assomption, via le projeter du comprendre, d'un renvoi de la significativité : cette assomption est autant extériorisation qu'intériorisation, on peut je crois l'affirmer en bon heideggerien. Mais l'intériorité est une clause principielle au-delà de cette remarque : c'est tout le jeu signifiant qui "doit" subsister dans deux modes, l'un "comprimé", générateur de spiritualité subjective, l'autre "exprimé", générateur de socialité symbolique. Interpréter, c'est négocier en permanence le croisement d'un mode et de l'autre : les expressions textuelles délivrent du global, c'est-à-dire avant tout une intertie externe cohérente du signifiant, et du local, c'est-à-dire avant tout du signifiant auquel l'existence s'accroche. Elles sont donc à regarder sous l'angle grammatical, c'est-à-dire en termes des règles déposées gouvernant l'externalité de la performance comme telle, et sous l'angle technique, c'est-à-dire en termes de l'intériorité de sujet qui se trame et s'enchaîne au fil de l'immense phrase qu'est la vie d'une personne.

Il conviendrait donc, je crois, de redresser la généralisation heideggerienne de l'herméneutique comme je viens d'essayer de reprendre et reformuler la problématique de l'interprétation des textes, en la ramenant à son enjeu le plus propre. L'action comme impulsion résultative ne se construit pas purement et simplement au plan de l'environnement ou au plan de l'histoire, elle n'est véritablement action que pour autant que le résultat s'affirme aussi comme interne, intime.

Au constructivisme cognitif, je demanderai donc de s'efforcer de concevoir la façon dont un organisme s'auto-élabore comme miroir du monde, convertit en sa propre profondeur la découpe interprétative d'un Umwelt qui est sa vie. Si cette conversion est de type spéculaire, si elle est un stockage ou si elle a constamment lieu comme acquisision de dispositions ne se référant pas à l'externe ni ne le répétant, c'est le problème qui est traité aujourd'hui, à travers Rosenfield et Edelmann notamment. L'important est en tout cas de comprendre que l'élucidation de l'intériorité du vivant et de l'esprit est au programme, est à certains égards l'essentiel : on souhaite en savoir plus que la localisation de la boîte crânienne).

À l'herméneutisme culturaliste, je dirai que ce qui fait l'action comportement est le rassemblement en soi-même, à l'occasion de chaque énonciation, de la trame signifiante-subjective. Ce qu'on appelle le faire n'est pas autre chose : la synthèse avec ses résultats énonciatifs de ce texte sommatif, mais inquiet de la phrase suivante, qu'est le sujet (synthèse qui est l'implication de ce sujet). J'aurais tendance à paraphraser Merleau-Ponty en le décalant : il y a bien un corps derrière toute énonciation qui en fait un comportement, mais ce corps est plutôt la synsémiose du texte personnel que la synesthèse sensible ; corps textuel, signifiant, idéal, il resterait à le dire et à l'expliquer.

L'horizon de cet article est à l'évidence une réhabilitation du psychologique, ou plutôt, la réassomption par les disciplines herméneutisantes des sciences de l'esprit de l'enjeu psychologique. Cela ne signifie certes pas l'imposition d'une clef clinique à toutes les évaluations. Le sujet dont je parle ici obéit aux dimensions imprévisibles de la textualité, et ne relève pas d'un déterminisme psychologique spécial. L'idée est de se montrer attentif aux effets de sujet et d'intériorité qui donnent sa valeur et sa pertinence à la masse symbolique épiphylogénétique de Stiegler. Elle est encore d'analyser l'action d'un bout à l'autre : du texte-sujet au texte-histoire ou au texte-société, du comportement écologique de l'organisme à sa shize spéculative ou intentionnelle.

(1) Cf. Kant, 1786, 7 - 23.

(2) Cf. Salenskis, 1993, 149.

(3) La modélisation linguistique de B. Victorri ce point; Cf. Victorri, 1988 et Victorri-Fuchs, 1996.

(4) Cf. Havelange, 1996.

(5) Cf. Stiegler, 1994 et 1996.

(6) Cf. Salenskis, 1996.

(7) Qu'il faut compter au nombre des configurations, comme nous le fait observer F.Rastier dans Rastier, 1996.

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