Ontologie de l'action : l'illocutionnaire et la
stabilisation
La difficulté, nous l'avons
déjà évoquée, plus ou moins
à mots couverts : comme pour la plupart des notions
qui intéressent les sciences cognitives, il ne va pas
de soi de classer l'action comme le nom de
quelque chose du réel.
Toutes les sciences cognitives, à
certains égards, "reposent" sur la notion de
comportement. Le passage de la théorie de la
connaissance (philosophie, épistémologie)
à la science de la cognition, ou même plus
simplement de la connaissance à la cognition est le
passage de la connaissance au comportement de connaissance.
La connaissance est le fait insécable de la
détention d'un universel ayant valeur
vis-à-vis de ce qui peut être
déterminé comme son domaine, son champ, son
objet. La cognition est le comportement de l'homme dont la
manifestation est connaissance.
Or, la notion de comportement semble
contenir celle d'action, mais en fait elle ne la dit pas, ne
l'implique pas. "Comportement" désigne en quelque
sorte la mobilisation globale de l'organisme, le fait de
porter tout ensemble, la redondance de l'organicité
dans un moment du vivre. Ce qu'on appelle classiquement
science du comportement est l'éthologie, mais en
fait, et y compris lorsqu'on se restreint à
l'éthologie animale, comportement désigne dans ce contexte une
sous-espèce du comportement : le comportement
adressé, échangé, social, entrant dans
une économie de la survie, commune et individuelle
tout à la fois. Les sciences cognitives sont les
vraies sciences générales
du comportement, elles ne présupposent rien du
comportement, ni le caractère discret ou continu du
temps ou de l'espace mis en jeu, ni sa socialité, ni
sa psychicité (le behaviourisme était la
science du comportement avec la présupposition le
ramenant à une fonction produisant une sortie
à partir d'une entrée, éliminant donc
la psychicité), ni même la schize
organisme-environnement, comme nous l'avons vu.
Admettons donc que le comportement nous
est donné, que nous partageons la
précompréhension commune de ce terme.
Comportement désigne une mobilité-mobilisation
impliquant de façon synthétique un "qui se
porte avec soi" justement : c'est, si l'on veut, une
composante conceptuelle très primitive de
l'Être-au-monde,
pas très éloignée de ce que
thématise Merleau-Ponty, mais moins riche (pas
d'expression, pas à proprement parler de projection,
pas de synesthèse, etc.). Comportement est, de
plus, un terme non scientifique, qui ne tient que par la
signifiance archaïque de la langue,
supplémentée par la réflexion que je
viens de proposer. Par exemple, le simple fait d'insister
sur la structure repérable et symbolisable de
l'entrée-sortie, comme les behaviouristes, transpose
le concept dans un registre ayant son degré de
scientificité (notamment, cela définit
implicitement une expérimentation possible).
L'action n'est pas le comportement, je
l'ai déjà beaucoup dit, et les sciences
cognitives ne sont pas, classiquement, les sciences de
l'action. Comment peut on compléter le concept de
comportement d'une détermination apte à le
faire entrer en science (sur le modèle du traitement
de la matière dans les Anfangsgründe de
Kant ) (1) ? Il me semble qu'il y a essentiellement deux
voies, du moins j'ai envie de privilégier deux
voies.
De toute façon, une
détermination essentielle de l'action est qu'elle
nomme à la fois une impulsion - un
conatus, un clinamen, j'accumule
les points de repère dans l'espoir de fixer mon
lecteur à la même intuition que moi - et un
résultat de cette phase agissante : l'action est
à la fois l'agir en tant que se mobilisant et le
résultat auquel il donne lieu "dans le monde" ; la
tension de l'agir et l'exposition de l'agi comme tel. Y
a-t-il autre chose qui définisse l'action ? Je n'en
suis pas sûr, ou du moins, une partie du
problème et du débat se trouve là
précisément. Une détermination
élevant le comportement à la dignité
d'action est donc une détermination qui fera valoir
le se-porter-avec-soi d'un organisme comme "impulsion
résultative". Comme je l'ai dit, je vois deux notions
candidates à soutenir une telle promotion.
La première est la notion
de stabilisation
dynamique. Le concept
mathématique de l'arrivée en un attracteur de
la trajectoire d'un point d'une variété sur
laquelle est définie une dynamique modélise
l'impulsion - via le champ de vecteur - et l'agir et son
résultat - via le flot et la stabilisation. Le
"résultat" est identifié par l'attracteur
lui-même, soit par un objet de type
mathématique différent, pointé dans sa
qualification par un discours capable de récapituler
la collection des attracteurs de la dynamique. Toute la
force du paradigme morpho-dynamique en sciences cognitives
réside dans cette interprétation
mathématique de la notion d'action. Il n'est pourtant
pas nécessaire, je crois, de solliciter dans sa
richesse et sa complexité tout le discours de Thom
pour offrir à la considération le noyau
schématisant source de cette modélisation. Le
schème de la traversée d'une frontière
par une droite suffit en un sens, une action se
proto-modélise par le schème
présenté dans la figure qui suit.
Or ce schème
n'est pas très loin de celui de la déclosion
heideggerienne (2). Ce concept de l'action identifie en
quelque sorte l'action à l'actualisation. La
difficulté est qu'il est tellement formel et
universel qu'on ne voit plus très bien en quoi il
peut se superposer au se-porter-avec-soi d'un
organisme. La réponse technique sera qu'on
considère comme action toute stabilisation dont la
dynamique peut être dite en un sens quelconque
résider dans
l'organisme. Et l'on obtient
ainsi le programme des sciences cognitives morphodynamiques
: imputer des stabilisations à des organismes, au
titre d'une construction scientifique de ceux-ci. C'est dans
le cas où la construction sous-jacente est biologique
que le programme a les meilleures chances de réussir.
L'autre possibilité est celle d'une construction
psychologique, mais elle encourt à l'évidence
beaucoup plus le risque de rester purement
spéculative, étant données les faibles
capacités de la psychologie à livrer des
systèmes dynamiques authentifiés comme
résidant dans la psychè.
Deuxième façon de
déterminer l'impulsion résultative : en
l'associant à la notion austinienne d'acte de
langage. Au fond, l'idée est de faire de l'acte de
langage la mesure et la définition de l'action en
général : est action tout se qui se signe par
un acte de langage. Ou peut-être, est action toute
énonciation, en ayant à l'esprit que le mot
énonciation peut être considéré comme le
nom d'une valeur illocutionnaire minimum portée par
tout énoncé situé. La différence
entre un énoncé et une énonciation, on
le sait, est précisément
l'être-situé de l'énonciation, lequel
renvoie "forcément" à une impulsion. Pour que
l'énoncé devienne énonciation, il faut
qu'il soit énoncé, il faut qu'il y ait
émission : l'émission est ce qui
détermine la situation. Si l'énonciation ne
contenait pas cette idée de
l'événementialisation, du lancer de
l'énoncé sélectionnant une situation
comme celle de l'énonciation, l'énonciation
perdrait sa distinction de principe d'avec
l'énoncé. Mais, nous l'avons dit, il faut
encore que l'énonciation ait son résulat,
puisque l'action est pour nous impulsion résultative.
Le matériau de l'énonciation est
l'énoncé, un assemblage en langue qui a
déjà en un sens le caractère d'un
résultat, puisqu'il est la sélection
contingente d'une chaîne signifiante (3) . Mais le
vrai résultat est l'énoncé
délivré. Cet
énoncé délivré, selon l'analyse
d'Austin, vaut comme action au moins de deux manières
: par sa valeur
illocutionnaire,
c'est-à-dire au sens où sa structure
même induit un certain scénario candidat
à enrôler le destinataire (ainsi les
scenarii de la promesse, de la demande, du constat), et par
sa valeur perlocutionnaire,
c'est-à-dire au sens où il devient la
prémisse causale d'une affection du destinataire dans
le monde.
On peut reprendre ce que j'ai dit plus
haut pour constater que le courant analytico-cognitiviste a
profondément entériné
l'interprétation ontologique de l'action comme acte
de langage. L'idée que l'individuation d'une action
comme telle se fait par sa formulation dans le langage
intentionnel, pour commencer, nous oriente vers cette
interprétation : pour que je puisse rendre compte de
mon action au moyen du schéma R+F®A, il faut que
quelque énoncé puisse se substituer à
la variable catégoriale A, énoncé qui,
en principe est l'énonciation de l'action. Comme l'a
remarqué aussi Véronique Havelange (4) , un
présupposé (ou une conséquence)
éventuellement inexplicite de cette logique de
l'ation est que l'énonciation de l'action supplante
l'action comme telle. Le schéma cognitiviste, de
même, et comme je l'ai observé tout à
l'heure, détache la transition mentale en la
regardant comme calcul ou dérivation
opérantsur un matériau "discursif", ce qui
suppose acquis, via la notion de transduction motrice, que
l'action est un pur redoublement de la phrase en mentalais
fruit du processus logico-spirituel.
Quels sont les problèmes que pose
cette identification ontologique de l'action par
l'énonciation ou l'acte de langage ? D'une part les
problèmes théoriques que je viens d'esquisser
sans même y prendre garde, et qui ont trait au moment
et au lieu où l'on estime que l'action résulte
: est-ce lors de et dans l'assemblage encore hors situation
mais déjà dé-virtualisant de
l'énoncé, est-ce par l'émission pure et
simple, l'énonciation comme valeur illocutionnaire
zéro, est-ce par le retentissement illocutionnaire de
l'énonciation ou est-ce dans sa conséquence
perlocutionnaire ? La notion d'action est tributaire par
principe de la décision d'un plan de l'effectuation,
comme notre schéma de la géométrisation
la plus élémentaire de la notion d'impulsion
résultative, proposé tout à l'heure, le
montre bien.
Deuxième problème,
similaire à celui rencontré dans la lecture
morphodynamique de l'action : le problème de
l'interprétation de l'action comme comportement. En quoi
une énonciation est-elle un se-porter-avec-soi de
l'organisme ? Il y va notamment, en première
appararence, de la relation de l'énonciation au
corps. C'est pourquoi l'on est tenté de
résoudre cette difficulté en renouant le lien
de la parole ou corps : tel serait exactement l'approche de
Merleau-Ponty, pour qui la parole est primitivement
gesticulation du corps capable de faire advenir du sens via
une forme. La parole est un cas du comportement expressif
fondamental du corps, qui s'échappe à
lui-même comme physis en faisant
advenir des formes - des habitus : le prototype de cette
variation morphogène du corps est l'émotion.
Toute énonciation est secrètement
gesticulation, émotion, cristallisation de forme : en
déterminant ainsi la parole, Merleau-Ponty
fédère en quelque sorte nos deux
interprétations ontologiques de l'action.
Le peut-il à bon droit ?
L'enchaînement de l'illocutionnaire au
perlocutionnaire suggère ou rappelle autre chose qui
résiste à cette conception : que
l'énonciation est événement en tant
qu'elle affecte le
destinataire, d'abord au plan
métaphysique, ultimement au plan psycho-physique.
Mais cette considération nous fait revenir à
l'énonciation comme telle : comment ne pas penser
qu'il est consubstantiel à une énonciation
d'être une adresse, de traverser
l'abîme Je-Tu
en s'élançant vers
le Tu ?
Vue à cette aune, l'énonciation cesse de
pouvoir être prise comme une action pour se
réfugier dans le pur statut d'acte, si je comprends
ce mot comme désignant l'impulsion non
résultative : son "effet" reste
immatériel-incorporel, il est primitivement l'adresse
elle-même comme éprouvée, reconnue,
redite, traduite. La notion d'acte de langage n'est sans
doute pas par hasard une notion d'acte plutôt qu'une
notion d'action. Comme pure adresse, l'énonciation
conteste à la fois son lien avec le port d'un corps
et son lien avec un plan d'effectuation spatialisable hors
le non-espace trivial et primitif de la polarité
Je-Tu.
Je voudrais procéder à une ultime et
brève illustration visant à montrer que la
difficulté que je viens de soulever affleure
naturellement dans la discussion analytique au moins. Je me
référerai, à cette fin, au paradoxe de
Ross en logique déontique. Comme on le sait, ce
paradoxe consiste en ceci que dans les logiques
déontiques standard, l'implication O(p)fO(pvq) est universellement
valide. Pourtant, il ne semble pas conforme à
l'intuition déontique que si je dois lire une lettre,
je dois la lire ou la brûler. La validité de
O(p)fO(pvq)
découle elle-même de principes qui la font
résulter de la validité de pf(pvq). Certes, il est vrai que si
j'interprète O(p) comme signifiant qu'il est
obligatoire d'amener le monde à un état
où p est le cas, alors il en découle qu'il y a
tout aussi bien une obligation enjoignant de le mener
à un état où pvq est le cas, puisque je
ne puis l'amener à un état du premier type
sans ipso facto l'amener à un état du second
type. À cette interprétation de l'obligation
comme opérateur propositionnel, s'appliquant à
des états du monde signifiés par des
propositions, on opposera, pour lever le paradoxe, une
interprétation où les opérateurs
déontiques portent sur des "contenus verbaux". Ce qui
est obligatoire, ce n'est pas que la lettre soit lue, c'est
de lire la lettre. L'obligation porte sur l'action dite par
un verbe, plus exactement elle porte sur cette
synthèse du destinateur et de l'action qu'on appelle
un faire : ce qui supporte l'obligation, c'est le faire de
l'action. Nos problèmes se reposent alors : est ce
que le faire d'une action, repéré par la
flexion énonciative d'un verbe (je cours), est un
comportement ? Est-ce que cette clause de l'implication en
situation du sujet dans l'événement processuel
a le sens d'un comportement ? Ou est-ce que le faire est une
catégorie métaphysique, non naturaliste ? Et,
de l'autre côté, est-ce que cette lecture de
l'action comme exprimée par un contenu verbal
évacue la dimension résultative de l'action,
que trahissait peut-être mieux l'interprétation
propositionnelle ?
Espérant avoir
présenté de façon assez claire l'espace
aporétique de l'objectivation de l'action, j'en viens
à quelques conclusions sur le problème
posé (herméneutique et action) et sur celui
que je me pose (herméneutique et
intériorité de l'esprit).
Herméneutique, action,
intériorité
Nous avons vu, en nous appuyant sur
Ricœur essentiellement, mais en le confirmant au besoin par
Wittgenstein, que le lien entre herméneutique et
action s'établissait au détriment de
l'intériorité subjective et spirituelle : dire
que l'action est "comme un texte", c'est dire que son
épaisseur spécifiante se trouve dans
l'extérieur historico-symbolique, et pas dans le
repli des représentations personnelles (cela,
même si Ricœur ménage en dernière
instance un moment de l'assomption subjective ayant en
quelque sorte fonction de parfaire l'action comme mode de
l'exister vers/pour un monde).
Nous avons vu aussi que le
constructivisme cognitif contemporain proposait en quelque
sorte une version naturaliste positive de la conception
heideggerienne touchant l'Être-au-monde,
dont il n'était pas si clair, à y bien
regarder, qu'elle pût se donner comme
"éliminativiste" : après tout, il a fallu au
plan philosophique le second Heidegger pour annuler la
valeur centrifuge du Dasein avec toute son
implication, on ne voit pas exactement comment J. Stewart ou
F. Varela, ne disposant pas du thème du langage,
pourraient dans leur domaine opérer une Kehre
équivalente.
Nous avons vu, également, que
l'approche de Ricœur convergeait au fond avec l'approche
analytico-cognitive pour objectiver l'action par le biais
langagier : il y a action autant qu'il y a mise en acte du
langage intentionnel, en substance. Cela correspond au
deuxième mode d'objectivation de l'action comme
impulsion résultative étudié à
l'instant.
Nous avons vu, enfin - ou plutôt
entrevu - que Merleau-Ponty avait tendance à unifier
les deux déterminations ontologiques de l'action, la
dynamique et la langagière, en présentant
l'expression, comportement caractérisitique du corps,
à la fois comme précipitation de forme et
comme parole.
Le point qui m'importe est le suivant :
je ne crois pas nécessaire que l'élargissement
du concept d'her-mé-neu-tique apporté par
Heidegger au §32 de Sein und
Zeit demeure une fois pour toutes
le cheval de Troie d'une conception antisubjectiviste de
l'action. Une partie de l'équivoque résulte de
ce que certains esprits négligent le problème
ontologique de l'action et font comme si l'expliciter de Heidegger
ou même simplement l'Être-au-monde dans sa
généralité étaient
d'emblée des concepts de l'action : comportement
n'est pas action, loin s'en faut, j'ai voulu marquer ce
point nettement. S'il faut un supplément pour
ontologiser l'action, si l'Être-au-monde n'y
suffit pas, l'action n'est pas a priori
désubjectivisée par le point de vue
her-mé-neu-tique du simple fait que l'Être-au-monde le
serait (ce qui, je l'ai aussi dit, n'est ultimement pas
certain).
Le geste supplémentaire qui
consacre la désubjectivisation, on l'a vu, est le
geste amorcé par Ricœur et systématisé
par Stiegler (5) : il est celui qui consiste à
égaler l'Être-au-monde
comme temporalisation et comme action à
l'inscription, et donc à placer tout le poids et toute
la qualification possible de l'action du côté
des symboles, des traces symboliques constituées en
mémoires. En fait, selon cette conception, ce qui
qualifie l'Être-au-monde
comme action est en même temps ce qui,
résolvant celle-ci à
l'extériorité symbolique, la
désubjectivise.
Sans entrer ici dans la controverse qui
est la mienne avec Stiegler sur la temporalisation
fondamentale heideggerienne, la technique et
l'anti-subjectivisme (6) , je voudrais simplement esquisser
les grandes lignes d'un subvjectivisme herméneutique
de l'action. Et pour cela, je voudrais revenir pour
commencer à l'interprétation des textes, au
stade préheideggerien de
l'herméneutique.
Dira-t-on, en effet, que
l'interprétation des textes est anti-subjectiviste ?
Schleiermacher compte encore comme une composante
entretenant un rapport de détermination circulaire
avec l'interprétation grammaticale ce qu'il appelle
interprétation technique, et qui est
le déchiffrement de la pensée de l'auteur. Le
cercle her-mé-neu-tique, à l'étape
schleiermacherienne, est double, à la fois cercle du
local et du global, et cercle de la grammaire et de la
subjectivité. Depuis le moment heideggerien, il
semble que nous ne nous souvenions plus que du cercle du
local et global, en ce qu'il nous permet de
thématiser la souveraineté du contexte, soit
de l'extérieur en un sens (ou croit-on). Mais
j'avancerai quant à moi que l'interprétation
n'aurait aucune équilibration à inventer,
aucune juste mesure à trouver si elle n'était
pas mise au défi par un mode
d'intériorité du signifiant. S'il ne
s'agissait en effet que de cartographier et mettre en
relation le signifiant avec lui-même dans son
extériorité, sa publicité, la
compréhension se réduirait partout et toujours
à un exercice manifeste et contrôlable de
moyennisation et de constat. Or il n'en va pas ainsi.
L'assignation des interprétations est en permanence
pleine de conséquence pour ceux qu'elle concerne :
les sujets de l'affaire, l'auteur, le lecteur, le ou les
collectifs communautaires impliqués. Cela parce
qu'aucune configuration du signifiant - renvoi
métaphorique, métonymique, cohésion
textuelle, valeur singulière d'une localité
(7)- ne peut avoir cours sans tisser quelque
intériorité de destinateur-destinataire. Dans
le système heideggerien, cela correspond au fait que
l'expliciter est l'assomption, via le projeter du comprendre,
d'un renvoi de la significativité : cette assomption
est autant extériorisation qu'intériorisation,
on peut je crois l'affirmer en bon heideggerien. Mais
l'intériorité est une clause principielle
au-delà de cette remarque : c'est tout le jeu
signifiant qui "doit" subsister dans deux modes, l'un
"comprimé", générateur de
spiritualité subjective, l'autre "exprimé",
générateur de socialité symbolique.
Interpréter, c'est négocier en permanence le
croisement d'un mode et de l'autre : les expressions
textuelles délivrent du global, c'est-à-dire
avant tout une intertie externe cohérente du
signifiant, et du local, c'est-à-dire avant tout du
signifiant auquel l'existence s'accroche. Elles sont donc
à regarder sous l'angle grammatical,
c'est-à-dire en termes des règles
déposées gouvernant l'externalité de la
performance comme telle, et sous l'angle technique,
c'est-à-dire en termes de l'intériorité
de sujet qui se trame et s'enchaîne au fil de
l'immense phrase qu'est la vie d'une personne.
Il conviendrait donc, je crois, de
redresser la généralisation heideggerienne de
l'herméneutique comme je viens d'essayer de reprendre
et reformuler la problématique de
l'interprétation des textes, en la ramenant à
son enjeu le plus propre. L'action comme impulsion
résultative ne se construit pas purement et
simplement au plan de l'environnement ou au plan de
l'histoire, elle n'est véritablement action que pour
autant que le résultat s'affirme aussi comme interne,
intime.
Au constructivisme cognitif, je
demanderai donc de s'efforcer de concevoir la façon
dont un organisme s'auto-élabore comme miroir du
monde, convertit en sa propre profondeur la découpe
interprétative d'un Umwelt qui est sa vie.
Si cette conversion est de type spéculaire, si elle
est un stockage ou si elle a constamment lieu comme
acquisision de dispositions ne se référant pas
à l'externe ni ne le répétant, c'est le
problème qui est traité aujourd'hui, à
travers Rosenfield et Edelmann notamment. L'important est en
tout cas de comprendre que l'élucidation de
l'intériorité du vivant et de l'esprit est au
programme, est à certains égards l'essentiel :
on souhaite en savoir plus que la localisation de la
boîte crânienne).
À l'herméneutisme
culturaliste, je dirai que ce qui fait l'action
comportement est le rassemblement en soi-même, à
l'occasion de chaque énonciation, de la trame
signifiante-subjective. Ce qu'on appelle le faire n'est pas autre
chose : la synthèse avec ses résultats
énonciatifs de ce texte sommatif, mais inquiet de la
phrase suivante, qu'est le sujet (synthèse qui est
l'implication de ce sujet). J'aurais tendance à
paraphraser Merleau-Ponty en le décalant : il y a
bien un corps derrière toute énonciation qui
en fait un comportement, mais ce corps est plutôt la
synsémiose du texte personnel que la
synesthèse sensible ; corps textuel, signifiant,
idéal, il resterait à le dire et à
l'expliquer.
L'horizon de cet article est à
l'évidence une réhabilitation du
psychologique, ou plutôt, la réassomption par
les disciplines herméneutisantes des sciences de
l'esprit de l'enjeu psychologique. Cela ne signifie certes
pas l'imposition d'une clef clinique à toutes les
évaluations. Le sujet dont je parle ici obéit
aux dimensions imprévisibles de la textualité,
et ne relève pas d'un déterminisme
psychologique spécial. L'idée est de se
montrer attentif aux effets de sujet et
d'intériorité qui donnent sa valeur et sa
pertinence à la masse symbolique
épiphylogénétique de Stiegler. Elle est
encore d'analyser l'action d'un
bout à l'autre : du
texte-sujet au texte-histoire ou au
texte-société, du comportement
écologique de l'organisme à sa shize
spéculative ou intentionnelle.
(1) Cf. Kant, 1786, 7 - 23.
|
(2) Cf. Salenskis, 1993, 149.
|
(3) La modélisation linguistique de B.
Victorri ce point; Cf. Victorri, 1988 et
Victorri-Fuchs, 1996.
|
(4) Cf. Havelange, 1996.
|
(5) Cf. Stiegler, 1994 et 1996.
|
(6) Cf. Salenskis, 1996.
|
(7) Qu'il faut compter au nombre des
configurations, comme nous le fait observer
F.Rastier dans Rastier, 1996.
|
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