L'esprit, l'action et l'interprétation (2)

Jean-Michel Salanskis

 

 

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L'action comme texte

Dans le chapitre Le modèle du texte : l'action sensée considérée comme un texte de son ouvrage Du texte à l'action (1) , P. Ricœur rapproche l'action du texte à travers quatre traits fondamentaux de la textualité qu'il a d'abord mis au jour : ces traits, il les reprend en fait à la "linguistique de la phrase", en tant que celle-ci s'efforce d'analyser le discours (E. Benveniste semble son inspiration principale). Je vais commencer par nommer les traits et dire leur validation dans le champ de l'action, d'un même mouvement.

1) Le discours, comme manifestation, est présent, à la différence du système de la langue, qui reste adhérent à l'éternité ; le passage du discours au texte est passage au plan de l'inscription, de la fixation matérielle, accès à un point de vue qui privilégie le dit sur le dire. Le présent de la phrase est typiquement sa valeur illocutionnaire, sa qualité d'acte de langage ; dans la perspective du texte, cette valeur s'inscrit, via des morphèmes grammaticaux (comme l'impératif pour la commande), même si, peut-être, elle ne s'inscrit pas complètement, quelque chose de la vivante occurrence de l'acte de langage se perd avec la situation de l'interpellation. L'action, de même, ne devient véritablement action au sens d'objet de connaissance appelant la compréhension, l'interprétation, demandant à être catégorisée, que lorsqu'elle est "fixée", retirée à la transaction infinie de l'inter-action humaine. Elle se laisse alors analyser selon son "noème d'action", d'après la structure propositionnelle, le verbe et les compléments de la phrase qui la dit : l'analyse "pragmatique" à la Searle des actes de langage vaut comme typologie de l'action, exhibition des règles de l'action dès lors que celle-ci est fixée, c'est-à-dire dès lors que son événement a laissé sa marque.

2) Le discours, à l'encontre de la langue absolument impersonnelle, renvoie à son locuteur via les embrayeurs. En revanche " la carrière du texte échappe à l'horizon fini vécu par son auteur ", l'intention du texte et celle de l'auteur ne peuvent plus être présupposées identiques, la signification ne peut plus être secourue que par la signification, ce qui ouvre le droit de l'interprétation. De même l'action s'autonomise de son auteur en tant qu'elle prend une signification sociale, c'est à ce niveau notamment qu'elle peut être évaluée et jugée dans ce qui compte véritablement comme ses effets. Cette autonomisation permet de repérer le "support" sur lequel s'inscrit l'action, selon l'analogie de l'écriture : ce support est tout simplement l'histoire, "dossier" implicite de toutes les actions humaines :

" Précédant les archives intentionnellement mises par écrit par les mémorialistes, il y a le processus continu d'"enregistrement" de l'action humaine, qui est l'histoire elle-même en tant que somme des "marques", dont le destin échappe au contrôle des acteurs individuels " (2).

3) Le discours, à la différence de la langue, dénote ou réfère, il représente un monde. Le monde de la parole vivante est la situation, il s'égalise aux références ostensives validées à même l'interlocution. Le monde du texte est ce sur quoi ouvrent les références non ostensives du texte, il se distingue de toute situation comme l'intention du texte se distingue d'une intention d'auteur. La notion d'ouverture de monde est explicitement rattachée par Ricœur à l'Être-au-monde heideggerien, c'est-à-dire donc à la mondanéité du Dasein. Une action ouvre un monde, semblablement, dans la mesure où son importance, sa pertinence dépassent le contexte social immédiat où elle s'inscrit. Ce renvoi - à la limite omnitemporel - de l'action aux contextes de l'histoire est ouverture de monde (institution de monde, proposition de monde ?).

4) Alors que la langue est simplement moyen de communication, le discours est une adresse effective ; le texte garde cette dimension, mais l'universalise (" Mais c'est une chose pour le discours d'être adressé à un interlocuteur également présent dans la situation du discours ; c'en est une autre de s'adresser, comme c'est habituellement le cas dans tout phénomène d'écriture, à quiconque sait lire. ") (3). De même, l'action pertinente ne projette un monde hors son contexte qu'en adressant cette projection à l'interprétion pratique de tout acteur qui la comprendra :

" C'est parce qu'elle [n.d.l.r. l'action] "ouvre" de nouvelles références et en reçoit une pertinence nouvelle que les actes humains sont aussi en attente d'interprétations nouvelles décidant de leur signification " (4)

Cette analyse peut être rassemblée dans le tableau suivant :

langue

discours

texte

action

chronie (1)

éternelle-

- présent

- dire-

- force-illocutionnaire

- présent inscrit

- dit-

-mophèmes grammaticaux fixant la force

- action retirée à l'infinie intervention humaine-

-analyse du type pragmatique de l'action, du "noème d'action"

lien à l'auteur (2)

impersonnelle--

signification liée par les embrayeurs

- signification qui s'autonomise

- interprétation

- l'action s'autonimise dans le social évaluation

- le support d'inscription est l'histoire

Lien au monde (3)-

nul-

référence ostensive dans la situation

monde = ensemble des références non ostensives du texte = monde intentionné de l'Etre-au-monde

L'action renvoie à tous les contextes possibles de l'histoire = proposition de monde

Lien au Tu (4)---

moyen de communication

adresse effective du destinataire singulier

universalisation du destinataire

destinataire de l'action = tout acteur/interprète de l'histoire

Telle est donc la traduction de l'action comme texte que propose Ricœur. Elle doit, à mon avis, être rapprochée de l'explication analytique de l'action selon le schéma R+F®A : dans un paradigme différent, clairement subordonné à la raison herméneutique, elle prend appui sur la même ontologie de l'action. Le "changement" consiste dans le passage du paradigme de l'explication à celui de l'interprétation, et le traitement de l'intériorité subjective devient plus clairement son éviction, c'est ce qu'il faut expliquer maintenant.

L'extériorité herméneutique de l'action

Toute l'analyse de l'action proposée par Ricœur se réclame du texte. Pourtant, l'élément linguistique évoqué est toujours la phrase, ce qui s'appelle texte est ici purement et simplement la phrase écrite, et pas une compositio multi-phrastique ayant sa cohérence propre, un texte au vrai sens du mot. Les coordonnées de l'analyse empruntées à la linguistique sont en fait les mêmes que celles qu'invoque Von Wright : la structure propositionnelle de l'énoncé d'action et la valeur illocutionnaire de la phrase. Comme il vient d'être dit, il reste vraiq ue l'action est identifiée comme telle via la manifestation du langage intentionnel. En quoi consiste donc le propre de cette lecture her-mé-neu-tique de l'action ?

À un niveau explicite, elle consiste en l'hypothèse du plan d'inscription historico-symbolique. L'action est le corrélat d'une phrase d'action, toujours et par principe, mais l'agi s'inscrit dans l'histoire et le réseau symbolique, alors que le dit s'enregistre sur les surfaces d'inscription (papyrus, rouleau, papier, plomb, mémoire magnétique, mémoire magnéto-optique…). De plus, cette extériori-sation dans le milieu historico-symbolique appelle une modulation indéfinie de la valeur : l'interprétation. L'action est, à la vérité, depuis le début compré-hension de l'action, tel est au fond l'enseignement cardinal de la triplicité des mimèsis. L'action étant inséparable au niveau 1 de son récit, qui en est une précompréhension, la composition littéraire de la mimèsis 2 et la refiguration personnelle de la mimèsis 3 ne sont pas autre chose que les moments d'une dynamique de l'interprétation consubstantielle à l'action. Ou encore, les trois instances de la mimèsis répercutent et transposent l'écart à soi-même qu'est l'action comme récit : cet écart est donné par la valeur symbolique et l'intratemporalité, la précompréhension intentionnelle n'est pas ce qui rend l'action essentiellement incomplète et questionnable.

Or, la mise à distance de soi de l'action comme interpretandum est une extériorisation, à la fois l'assujettissement de l'action, pour ce qui est du sens, aux contextes du champ symbolique, et sa subordination plus profonde encore à la figuration ou proposition de monde. L'action comme texte est principalement déploiement de références non ostensives. De cette manière l'agir est, comme modalité de l'Être-au-monde, extériorisation. Toute la textualisation de l'action exposée par Ricœur converge vers cette idée de proposition de monde. Cette valeur vient-elle de la phrase ? Lyotard dit, dans Le Différend, que chaque phrase, par sa force illocutionnaire même, présente un univers (5) ; mais un type d'univers, pour lui, est une assignation de rôle aux instances du destinateur, destinataire et référent, l'institution d'un régime formel de phrase (le texte se retrouve chez lui comme l'enchaînement des phrases selon une finalité, ce qu'il appelle le suivi d'un genre). Il ne semble pas que ses univers soient des "scènes", des systèmes ouverts de références vers lesquelles projeter l'existence. Peut-être le monde, en effet, ne peut-il être que le corrélat d'un texte au sens de Rastier, bien que cela reste, à ce que j'en perçois, impensé chez Ricœur comme chez Heidegger.

En tout cas, deux éléments me semblent devoir être soulignés : que la valeur d'interpretandum vient à la place de la logicité du dispositif analytico-cognitif, et qu'elle destitue l'intériorité subjective, que "jouait" précisément l'inférence logique. L'action est décrite, définie et analysée dans son destin en termes de son extériorisation historico-symbolique et en termes de l'extériorisation d'un monde qu'elle est ou veut : elle n'est plus rapportée à un sujet. Ou plutôt, le sujet ne fonctionne pas comme intériorité dont l'action émanerait, elle ne se constitue pas, ne se tisse pas du contenu d'un sujet. Le sujet intervient quand même, en bout de course, au niveau de mimèsis 3, comme instance de réception de l'action. Que l'action propose un monde-pour-l'exister, il faut une existence pour le vivre en une ultime interprétation, celle de la lecture. Mais cela n'empêche pas que la position et la trame de l'action, son épaisseur identitaire en somme ne sont plus déterminées par une intériorité psychique. Le "module logique central" était dans la conception analytico-cognitiviste toute l'intériorité constituante de l'action. Il n'est donc pas surprenant que l'éviction de l'intériorité agissante dans la conception herméneutique aille de pair avec une éviction de l'élément logique. Le logique conférait, dans la conception analytico-cognitiviste, sa déterminité d'enchaînement propre à l'action, étrangère au monde et à l'organisme. Une telle déterminité n'est pas formellement niée dans la conception herméneutique, mais rendue non pertinente : puisque l'essence du contenu de l'action est dans l'extériorité historico-symbolique, ses enchaînements résident dans cet extérieur, on professe donc qu'ils ne se prêtent pas tant à une construction a priori qu'à une reconstruction interprétative a posteriori. L'action a son essence dans l'après-coup de sa carrière historico-symbolique. Mais la logique est la détermination progrédiente du contenu des énoncés, elle explore ou décrit les significations qui sont déjà là quoique non dites, elle exploite toujours - en dévidant et dérivant - une réserve capitalisée d'énoncés, qui constituent un intérieur de ce fait et en ce sens. En revanche, si l'action a l'essence de son contenu dans son retentissement, ce retentissement ne pourra être consacré que par et dans des interprétations, dont une indéfinie pluralité et succession est possible dans le principe : l'indétermination de l'action comme interpretandum s'oppose donc à la déterminité, ou à la déterminabilité à tout le moins de l'enchaînement logique comme intériorité psychique.

L'action comme suppléance du critère

Cette philosophie de l'action peut être comparée avec celle qui s'autorise du second Wittgenstein. Dans les Investigations philosophiques, on le sait, Wittgenstein argumente contre la possibilité d'un langage privé, et au-delà, contre l'idée que des éléments constitutifs du sens des énoncés déclarant des qualia puissent résider dans l'intériorité subjective. En substance, l'argument est que le quale comme tel est par définition ineffable, que l'explicitation du sens des énoncés de qualia ne peut consister qu'en des prédications conceptuelles ou des renvois à d'autres énoncés de qualia, en des actes de signification publics donc, en sorte que l'idée même d'une confrontation de la signification de l'énoncé avec l'éprouver du sujet est condamnée à rester une absurdité. L'argument est apparenté à celui qui dénonce l'hypothèse d'une instruction intime quant à une règle de portée infinie qui guiderait une fois pour toutes les applications de la règle par le sujet : une telle instruction, argumente-t-on, est forcément finie et donc mathématiquement inadéquate à la spécification de l'infini, sauf si elle présuppose la possession d'autres règles de portée infinie. De même, un critère sémantique des énoncés de qualia est forcément public, et à ce titre il ne peut que renvoyer à la supposée compréhension commune d'autres énoncés de qualia (je dis que j'ai mal quand mon âme est traversée par un lancement). L'important pour nous est que la "solution sceptique" du paradoxe du langage privé, pour Wittgenstein, est pratique : nous appliquons aveuglément les règles de portée infinie, en traitant toujours le crtère de leur application correcte comme intersubjectivement donné même si aucune subjectivité ne le détient ou ne peut l'expliciter d'aucune façon ; de même, nous utilisons les énoncés de qualia comme modes expressifs renvoyant à un contenu qui s'identifie à l'ensemble des comportements ostensifs conventionnellement corrélés avec cette expression. Peut-être y a t-il une précondition subjective-intérieure à l'entrée de ce jeu de l'émotion, mais elle demeure hors le champ de la signification (elle n'est jamais ce que l'on signifie ou ce qui garantit la signification) .

Dans ce dispositif, l'action est ce qui supplée à la carence de l'intériorité vis-à-vis de la signification. Le registre de l'action est celui dans lequel se joue la signification, y compris dans les dimensions de celle-ci qu'on croierait spontanément indexées sur la subjectivité et son intériorité : les dimensions de l'affection légale et sensitive, comme on vient de le voir. L'action est donc fortement clivée d'avec la subjectivité. En revanche, elle se prête à l'interprétation : l'interprétation se définit en effet comme l'apport d'explicitation constamment possible et venant remplir le défaut de légitimation intérieure des significations. Bien qu'aucun critère de ce qu'est un quale exprimé ou de ce que veut une règle ne soit jamais disponible ni ne puisse l'être, il est possible de déclarer le jeu de renvois et de présuppositions auquel s'adosse à un moment donné une signification dans une communauté. De remonter l'aporie du langage privé jusqu'à la règle ou l'expression de quale présupposée, ininterrogée. Cette tâche d'explicitation et de critique ressemble à ce qui a été toujours conçu comme la tâche de la philosophie, dans une version assez franchement sceptique. On peut aussi la définir comme la tâche herméneutique. Je ne suis pas sûr qu'il y ait, entre ce wittgensteinisme et les conceptions de Ricœur, une différence philosophique profonde. Bien que beaucoup les sépare du point de vue de la Stimmung.

Je voudrais pour finir évoquer une troisième lecture du problème de l'action, celle que je prête au courant dit de la vie artificielle en sciences cognitives, courant que l'on peut encore nommer, c'est-à-dire essayer de repérer, de plusieurs façons : paradigme de l'enaction, constructivisme, sciences cognitives de l'Être-au-monde par exemple.

L'action pour le constructivisme cognitif

Ce courant reprend à son compte, dans une modalité positiviste, la thèse de Sein und Zeit selon laquelle le comportement fondamental de l'homme est l'explicitation, le "prendre quelque chose comme quelque chose", si bien que l'herméneutique apparaît comme une détermination fondamentale de l'existence, du Dasein. Il ne peut échapper à personne que cette herméneuticité de l'homme est dite au nom de l'action, ou en tout cas du faire, du comportement : c'est sur un mode primitif-pratique, dit mode de l'ustensilité, que l'homme manifeste son herméneuticité fondamentale. Les recherches cognitives contemporaines apportent toutes sortes de confirmations à cette thèse : la biologie, les neurosciences, l'éthologie, la psychologie du développement, tout semble nous confirmer que l'homme se spécifie comme tel par des comportements qui confèrent à un environnement la valeur d'environnement, comportements qui peuvent à chaque fois être décrits comme interprétations. Interpréter ne veut pas tant dire dégager un sens d'un texte, mais configurer, construire (d'où la possibilité de nommer constructivisme le courant) : interpréter est au fond pris en son sens Nietzschéen. La doctrine de ce construcitivisme, néanmoins, est que ces comportements configurent un Umwelt sur le fond d'un Welt neutre et préalable, qu'il faut postuler même s'il est impossible de l'atteindre dans son objectivité (tout a lieu dans un Umwelt). L'interprétation consubstantielle à l'organisme est donc si l'on veut interprétation du Welt, qui tient une place analogue à celle d'un texte ; mais elle est tout autant configuration, construction d'un Umwelt. L'interprétation, dans cette perspective, est à la fois le comportement fondamental de l'homme et la détermination a priori incontour-nable de son comportement (il n'y a pas à la lettre, de dénotation des choses du monde, ou plus radicalement et simplement de perception, cette dernière est toujours tissée de motricité et donc interprétative, située dans une production d'Umwelt et à son tour productrice d'un raffinement ou d'une spécification d'Umwelt). Tout ce que j'ai choisi d'exposer à l'instant plus ou moins dans la ligne de Stewart, Scheps et Clément , j'aurais aussi pu, à certaines inflexions près, le dire dans un lexique merleaupontien, voire heideggerien. Le courant dont j'évoque les thèses a produit en fait un dictionnaire de sa langue vers celle de la phénoménologie heideggerienne, dont voici les entrées principales : organisme = Dasein, Umwelt = monde, couplage = Être-au-monde, interpré-tations ou constructions de la vie = explicitation.

Les deux questions qui se posent, vis-à-vis de cette doctrine qui semble conjoindre de manière essentielle herméneutique et action, sont les suivantes :

1) traite-t-elle véritablement de l'action ?

2) Quel rôle l'intériorité subjective y joue-t-elle ?

Pour la première question, je renvoie à la prochaine section, en me contentant de signaler la difficulté. Le problème est qu'un comportement n'est pas ipso facto une action. Il ne va pas de soi qu'on puisse qualifier d'action ce qui ne nous vient pas par le langage intentionnel d'un sujet. Si je dis que l'isolement de l'agent viral par la réponse immunitaire est une action (8) , il est clair que je métaphorise. Quelles sont alors la limite et la règle ? On ne peut argumenter au plan naturaliste que l'homme est animal herméneutique dans son action que si l'on sait naturaliser l'ation. Au plan philosophique, il faudrait donc se demander tout d'abord si l'explicitation du §32 de Sein und Zeit est une action, comme le verbe prendre dans le slogan qui pourrait la définir ("prendre quelque chose comme quelque chose") semble le dire.

Pour la seconde question, l'important est de ne pas se leurrer sur l'ambiguïté ou l'ambivalence de ce discours "constructiviste". L'interprétation fondamentale, la production d'Umwelt n'est pas conçue comme émanant d'un sujet au sens classique, elle est plutôt ce qui le constitue dans son écart et son opposition (son déphasage chez Pichot ) (9) vis-à-vis de l'environnement. Certes. Jusque là on serait tenté de dire qu'il y a sujet, mais au plan du résultat et pas en tant que condition préalable, et qu'il n'y a pas intériorité, ou du moins que celle-ci se constitue dans l'"interprétation" agie-vécue par l'organisme. Mais il faut voir en même temps que ce discours est pour une part circulaire et impossible. Le sémantisme des verbes se séparer, s'opposer, se déphaser ou se décaler comporte le fait que le sujet qui s'y trouve réfléchi "existe" au départ du processus. Le caractère centrifuge de l'action - si l'action est le compor-tement de production d'Umwelt - n'est donc jamais véritablement effacé par cette conception. Ce qu'elle fait, c'est plutôt réduire l'instance "centrale" du sujet à la formalité du Dasein heideggerien : celle d'une flèche de la projection. L'action est donc, de ce point de vue, comprise comme le résultat du projeter d'un sujet dénué d'intériorité, et qui trouve toute l'épaisseur qui peut lui revenir dans la "construction" qu'est son expliciter. On retrouve l'analyse que nous avions déjà faite de Ricœur, et ce n'est pas surprenant, puisque c'est le message heideggerien qu'en amont nous examinons dans les deux cas.

Essayons maintenant de dire quelques mots sur le problème ontologique de l'action.

(1) Ricoeur, 1986.

(2) Ricoeur, 1986, 195

(3) Ricoeur, 1986, 189.

(4) Ricoeur, 1986, 197.

(5) Lyotard, 1983, chapître Le Différend, Le référent, le nom, La Présentation; §18, 25, 111 notamment.

(6) C'est à peu près la conclusion de Dubucs dans Dubucs, 1995.

(7) Clément, Scheps, Stewart, 1997 et Stewart, Scheps, Clément, 1997.

(8) Je renvoie ici à un bel article de John Stewart (Stewart, 1994).

(9) Cf. Pichot, 1991.

 

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