La réflexion des mathématiques (1)

Jean-Michel Salanskis

 

 

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 Professeur de philosophie à Nanterre, Jean-Michel Salanskis est l'auteur de L'herméneutique formelle (Paris: Editions du CNRS, 1991), Heidegger (Paris: Les Belles Lettres, 1997), Le temps du sens (Orléans: Hyx, 1997), Husserl (Paris, Les Belles Lettres, 1998), Le constructivisme non standard (Lille, Presses Universitaire du Septentrion, 1999).

Parution Novembre 2000: Modèles et pensées de l'action (Paris, L'Harmattan, Collection Action et savoir).

Les mathématiques sont là, elles existent depuis de long siècles. Même si la conviction commune de leur force, de leur centralité, du rôle qu'elles jouent dans l'inimaginable succès du connaître, même si l'incomparable prestige de leur rite initiatique, le crédit d'une mythique excellence accordé à leurs héros venaient à se dissoudre soudain, par la vertu d'un étrange sortilège, on devine qu'il resterait encore, dans la simple considération de ce monument de pensée accumulée qu'elles sont, de quoi reconstituer en leur faveur l'amour que leur portent tous ceux qui les sentent pour ce qu'elles sont. Mais cette valeur, comment la dire ? Cette modalité nonpareille de l'approfondissement, de la recherche, de la littérature, comment la réfléchir, la faire valoir devant quelque tribunal universel ? Comment rendre aux mathématiques l'hommage qu'elles méritent loin des facilités que fournissent leur utilité séculaire ou la chevalerie compétitive qu'elles motivent ?

Nous avons le sentiment, les uns et les autres, qu'il y a une valeur des mathématiques par delà ces indices trop commodes, que cette valeur fait d'elles un bien commun de l'humanité, singulier parmi les biens de même calibre, et, notamment, singulier par sa destination illimitée : nulle manière d'être homme ne coupe de la vraie grandeur des mathématiques, nulle conformation raciale, nul entêtement traditional, nulle langue, nulle coutume, nulle voie politique. Donc, cette valeur, cette grandeur devraient pouvoir se dire dans un langage de même qualité, de même universalité, de même illimitation. Il semble contradictoire qu'on soit à ce point sûr de cette densité, de cette épaisseur, de ce rayonnement des mathématiques, et qu'on puisse concéder ne pas pouvoir les réfléchir fidèlement.

Pourtant, il semble bien qu'il y ait à cela une difficulté essentielle : les mathématiques sont un faire si spécifique que toute tentative d'en restituer l'importance et le sel hors du régime de discours qu'elles sont échoue, ne pouvant jamais être autre chose, peut-être, qu'une trahison. Et en même temps, ce discours tel quel, tel qu'il se dit et se vit, se réserve à la très minoritaire confrérie de ceux qui en ont longuement enduré les méandres et les complexités. C'est ainsi qu'en fin de compte, la plus ouverte des écoles, le moins excluant des exercices de la pensée, retombe dans un confinement élitaire qui l'égale a posteriori à tout ce dont il est en principe le divorce même : les mathématiques sont le jeu d'une race de surdoués, la tradition schizophrène d'une ethnie dissimulée comme telle, la langue inventée qui forclot le lien avec les réseaux partagés du sens, la coutume déviante de subjectivités moins adhérentes à l'amour que les autres, la non-politique de personnes qui ne supportent aucune cité réelle.

Cette impasse, pourtant, un certain nombre de démarches, elles-mêmes vénérables, prétendent nous éviter de venir nous y enfermer. Au premier rang de celles-ci, l'histoire des mathématiques. Mais aussi, la philosophie des mathématiques, l'élaboration pour une large part technique de la question des fondements des mathématiques, et pourquoi ne pas les nommer aussi, la sociologie des mathématiques, la psychologie cognitive des mathématiques, etc. On dispose donc d'une série d'approches prétendant à la réflexion des mathématiques, apparentées à ce qu'on appelle "sciences humaines et sociales" pour la plupart.

Mon sujet, je peux désormais le délimiter : je veux ici m'interroger sur ce que peut la réflexion des mathématiques, sur les styles qui lui sont disponibles et sur les pouvoirs de ces styles, que j'essaierai d'évaluer par rapport à l'exigence ultime de la non-trahison. Y a-t-il une réflexion des mathématiques qui ne les trahit pas, plus simplement même qui ne les oublie pas, qui ne s'engage pas dans un problème et un régime de pensée absolument étrangers à elles ?

Pour répondre, il faut commencer par décrire un peu mieux cette difficulté en évoquant ce qui se fait en matière de réflexion des mathématiques.

Immanence de l'histoire des mathématiques

L'histoire des mathématiques est déjà présente à l'exercice même de la mathématique : le mathématicien n'a pas besoin de sortir de soi pour être conducteur de sa propre histoire. Certains contenus s'enseignent naturellement en termes de leur histoire. Dans son petit livre rouge, David Mumford remonte à Klein pour nous convaincre de ce que le schéma était l'objet attendu par ceux qui étudiaient les corps de nombres et les corps de fonctions (1). Cela fait partie du rythme même de l'accumulation et de la communication du savoir que, de temps à autre, un livre récapitulatif ou un grand article de synthèse raconte dans quel ordre les concepts ont été introduits et par qui. Les mathématiciens sont même enclins naturellement - en dépit de l'adoration qu'ils portent généralement à la présente façon de dire, à ce langage chèrement acquis où tout se place et se laisse comprendre - à minimiser la différence entre les grands anciens et les grands modernes, et à écouter tel ou tel fragment d'un maître fameux des temps révolus en étant prêt à lui reconnaître la prescience, non seulement du présent, mais encore du futur : Gauss, Euler, Poincaré, seront relus dans ce climat de religiosité intemporelle qui rend l'histoire vivante en la niant.

Plus simplement, les historiens des mathématiques, du moins dès que la mathématique est suffisamment proche, sont génériquement des mathématiciens, la plupart du temps de haute compétence. Leurs colloques incorporent volontiers les artisans de la nouvelle compréhension mathématique. Retracer l'histoire de la mathématique, c'est, sans doute, débroussailler l'entrelacs des mémoires, des notes de cours, des traités, retrouver l'information qui permet de comprendre le cheminement de la trouvaille, c'est, en bref, situer le développement de l'anecdote conceptuelle de la mathématique dans le temps objectif/universel/historique. Mais c'est aussi et avant tout comprendre ce qui a été affirmé, démontré, conjecturé, et saisir dans sa précision ce qui a été l'enchaînement conceptuel d'un moment à l'autre de l'aventure. Jean Dhombres, à Genève l'an dernier, exposant l'histoire fort récente de la théorie topologique de la dimension, conclut en concédant que l'histoire ne faisait jamais autre chose que dire "Z est venu après Y qui venait après X" : il me semble comprendre qu'il voulait dire qu'elle n'ajoutait rien à la teneur technique des œuvres que le marquage de leur succession. Mais bien sûr, il ne l'ignorait pas et voulait sans doute aussi le signifier, c'est tout un travail de marquer la succession comme telle, de dire et montrer en quoi consiste la reprise, la généralisation, l'approfondissement. Ce travail, pourtant, ne se sépare pas essentiellement de la mathématique, de son projet, de son tribunal, de l'amour de ce qui la motive, oserait-on dire. Giusti, au petit déjeuner à Marseilles-Lumigny, il y a sept ans, nous disait que l'historien était celui qui recensait et localisait les si nombreuses pierres qui composent telle voûte, vestige romain, et que l'insight philosophique, de ce point de vue, ne pouvait jamais être que la mention de la clef de voûte, celle qui fait tout tenir mais ne le peut qu'en raison de la présence de toutes les autres. Fidélité du détail et proximité à son objet de l'histoire des mathématiques, réduisant la mission d'une philosophie manifestant la pensée de la mathématique à un supplément infinitésimal, même si l'on est prêt à le dire nécessaire.

Pourtant, cette histoire n'est pas, comme réflexivité, suffisante à elle-même. De son intérêt passionné pour la mathématique naissent forcément des questions qui échappent radicalement à sa compétence. Soit par exemple la discussion archi-classique sur l'origine du calcul infinitésimal : faut-il acquiescer à la tradition qui nous dit que le calcul infinitésimal a été inventé par Newton et Leibniz de manière indépendante et à des dates comparables ? faut-il proposer au contraire une réécriture révolutionnaire de la tradition, et prêter à Barrow, Cavalieri ou Pascal la véritable initiative de cette mutation prodigieuse ? Quelques arguments purement historiques, sur ce qui, de fait, est inscrit dans les œuvres de tel ou tel, peuvent sans doute être échangés. Mais le fond de l'affaire est bien évidemment de savoir si tel raisonnement de Pascal qui se donne le pouvoir du calcul différentiel sans en avoir le langage et la thématique, tel calcul mis sur pied par Cavalieri sans conscience évidente de sa systématicité et de sa généralité valent comme découverte du calcul infinitésimal. Qu'est-ce qui fait critère pour l'acquisition d'une époque de la mathématique : le frayage de la résolution d'un problème, l'institution d'un langage, ou la circonscription pensante d'un objet ? Mais cette question, de toute évidence, appelle une méditation de philosophie des mathématiques.

C'est, de fait, un trait de notre "histoire des mathématiques intrinsèque" qu'elle ne cesse de confiner à la philosophie ; un peu comme notre critique littéraire, ce qui nous rappelle que la France est le pays du tour philosophique de la critique, plus certainement que celui de la critique ou de la philosophie.

Histoire et philosophie des mathématiques

Mais justement, qu'en est-il de la philosophie des mathématiques, que je nomme comme une rivale possible de son histoire vis-à-vis de la tâche de réfléchir les mathématiques ? Elle n'est pas conçue de la même manière ici et là, et notamment de part et d'autre de l'Atlantique (ou de la Manche, déjà). Mais si nous commençons par prendre en considération celle qui a cours chez nous, nous découvrons aussitôt une dépendance symétrique, et plus surprenante que la première. La philosophie des mathématiques ne sait pas si bien se distinguer de l'histoire des mathématiques. J.-T. Desanti, auteur avec les Idéalités mathématiques d'un des ouvrages les plus représentatifs de la philosophie des mathématiques au cours des dernières décades, n'a pas écrit en la matière un texte qui s'écarte beaucoup des standards de l'histoire des mathématiques. La part centrale du livre, en effet, est d'abord une reconstitution minutieuse du parcours suivi par Zermelo après Cantor pour arriver à la formulation moderne de la théorie des ensembles. Et l'histoire ne s'arrête pas là : Corps et Modèles de Hourya Sinaceur est solidement organisé autour d'un thème historique ; même le récent livre de G. Châtelet, en dépit de l'intention sienne de réanimer la vision de la Naturphilosophie, ou plus radicalement peut-être, de manifester la vie et la force du tour dialectique de la pensée, passe par une évocation des textes qui se coule pour une part dans l'humus historique. L'auteur de cet article espère que vous pourrez bientôt lire son Le constructivisme non standard, qui, bien que constamment organisé autour d'une thèse strictement philosophique sur l'objectivité constructive et l'objectivité corrélative, se présente aussi, indubitablement, comme une histoire récente (et partiale) de l'analyse non standard.

C'est que la philosophie des mathématiques ne veut pas trahir, et pour ne pas trahir le génie de la mathématique, elle ne trouve d'autre moyen que de la faire parler. Mais alors, c'est une simple conséquence de l'assomption de son poste de parole, en tant qu'il se distingue de celui de la mathématique en marche, qu'elle brosse l'histoire de la mathématique au moment où elle lui donne la parole, qu'elle le veuille ou non. J'ai écrit ailleurs (2) cette complicité essentielle entre le projet de restituer la mathématique et celui de faire son histoire, en y voyant ce qui définit une des modalités fondamentales de l'épistémologie aujourd'hui.

N'y a-t-il pas, pourtant, moyen de faire une philosophie au plus près de la mathématique sans en faire l'histoire ? A. Lautman a proposé une façon de faire qui paraît remplir ce programme. Lautman, on le sait, tient que la mathématique est le développement dialectique d'idées problématiques, à travers les théories qui s'affichent dans l'histoire des mathématiques. Il identifie ces idées - en partie en se réclamant de la méthode platonicienne de la dichotomie - au moyen d'un couple de contraires métaphysiques, ainsi le couple local/global. Il ne lui reste alors qu'à retracer comment les théories connues de lui, qu'il choisit préférentiellement parmi la recherche contemporaine de son travail, donnent une signification plus complète et plus saisissable - en même temps que plus pénétrante - au potentiel contrastif de tels couples. Ce cheminement parmi les démarches de la mathématique présente est aussi à ses yeux ce qui en manifeste l'unité : l'unité n'est pas dans le fondement commun - logique ou relation à un mode archétypal de l'objet - mais elle est l'inter-résonance des théories, il s'agit de ce qu'on peut appeler avec Jean Petitot (3) une unité sémantique, unité du grand récit de la mathématique en quelque sorte, à comprendre comme unité du drame du développement des idées problématiques.

Lautman, donc, semble avoir trouvé une façon de faire parler la mathématique dans la philosophie qui ne manque pas simultanément à la tâche de réfléchir philosophiquement la mathématique. Et, qui, corrolairement, évite le piège de l'histoire comme lieu impuissant mais privilégié de la réflexion du mathématique.

Mais est-il si sûr qu'il ait tracé pour nous une telle voie ? Ou plutôt, sa façon de l'avoir tracée ne proroge-t-elle pas le piège autant qu'elle le déjoue ? L'examen de l'opération effective du texte de Lautman, en effet, nous révèle que l'intégration des segments restitutifs de la mathématique aux segments proprement philosophiques n'y est pas certaine, n'y est pas évidente ou en tout cas n'est pas commandée par la facture et le rythme propre de l'exposition. Il y a d'un côté l'explication de la conception directrice pour lui des idées problématiques et de leur incarnation dans des théories, explication qui se fait dans le genre philosophique et sans recours aux illustrations techniques : discussion du rapport entre les Idées et les Nombres chez Platon (4), de la proximité de la notion de genèse mise en avant pour décrire l'effectuation des Idées dans les théories et la notion de déclosion chez Heidegger (5), etc. Et il y a de l'autre la restitution des théories mathématiques jugées pertinentes. Certes, le raccord se fait en ce sens que Lautman dit bien comment la théorie "distribue" les rôles du couple contradictoire de l'idée, il y a un travail de rattachement au contenu idéel qui est en fait un travail d'ordre interprétatif, à chaque fois. Et ce travail serait la réflexion philosophique des mathématiques proprement dite. Mais c'est justement la part du travail de Lautman que sa philosophie n'assume pas, au sens où elle ne la relève pas au plan d'un discours de la méthode, ayant valeur d'institution et de promotion d'un genre.

Il en résulte que le texte de Lautman est menacé d'un éclatement auquel son projet ne survivrait pas : de cet éclatement résulterait le face à face sans rapport de sens entre

- une restitution des mathématiques qui tôt ou tard, céderait à la conceptualité purement mathématique, l'unité ne se donnant plus à lire par rapport à l'esquisse idéelle, mais dans l'explicitation unifiante/structurante procurée par les objets et les stratégies du mathématique lui-même ;

- et une théorie philosophique des idées problématiques source du déploiement conceptuel de la mathématique purement sous juridiction philosophique, la tentative d'établir la communauté de sens entre les contenus esquissés dans ces idées et les contenus articulés dans les théories n'étant plus assumée.

Mais, demandera-t-on, dans quelle mesure est-il possible de soutenir que ce danger est évité, qu'il n'en est pas ainsi ? Dans la mesure, bien évidemment, où l'activité interprétative des théories mathématiques est accomplie, et où l'identité des idées mathématiques transcendant ces théories, mais de part en part responsables d'elles, est recherchée pas seulement comme une variante philosophique de l'idée d'idée, mais aussi comme singularité historiale appartenant à la tradition mathématique autant qu'elle en est le ressort secret. Mais le lieu ou l'élément qui sauve ainsi le projet lautmanien est à l'évidence un lieu de l'histoire : ce n'est sans doute pas toute histoire des mathématiques qui est par là impliquée, mais l'interprétation des théories par rapport à la transcendance idéelle qui leur convient ne saurait accéder à la rectitude à laquelle elle se doit ailleurs ou autrement que dans l'histoire. En d'autre termes, c'est l'histoire des mathématiques qui avère si tel contenu informel présentable comme esquisse peut en effet valoir comme le coup de dés problématique en regard duquel les théories sont des incarnations, des réponses, des élaborations recouvrantes.

La réflexion fondationnelle

Mais n'y a-t-il pas, après tout, une réflexion des mathématiques ayant pignon sur rue, ayant prouvé sa profondeur, son efficacité, sa fécondité depuis un siècle environ, et dont l'étrangeté à l'égard de l'histoire est certaine ? Comment, traitant d'une telle question, négliger ce qui est sans nul doute le mode de réflexion des mathématiques le mieux installé à l'échelle mondiale, à savoir le mode fondationnel ?

Le point de départ à la fois conceptuel et historique de cette réflexion est un mouvement intérieur à la mathématique : ce sont les mathématiciens eux-mêmes, à la fin du siècle précédent et surtout au début de celui-ci, qui, pour un ensemble de motifs complexes et variés, en sont venus à penser - et plus précisément à penser techniquement - les fondements des mathématiques. D'un côté, l'exigence de l'évolution de l'analyse - c'est-à-dire au fond le vœu de plus en plus marqué de représenter les nombres inscriptibles et les fonctions explicitables au sein d'un monde infiniment vaste de possibilités - de l'autre les difficultés logiques soulevées au fur et à mesure par l'ébauche de reformulation des mathématiques comme connaissance des ensembles, ont conduit à la nomination d'un certain nombre de problèmes fondationnels, à la définition de la notion de système formel et de méta-mathématique, et de proche en proche au déploiement de tout le continent logico-mathématique, avec les théories de l'effectivité, la théorie des modèles, la théorie de la démonstration, la théorie axiomatique des ensembles et ses développements (théorie descriptive, grands cardinaux), la théorie des catégories et ses emplois fondationnels ou logiques divers (versions catégoriques de la constructivité, fondements toposiques).

En principe, le caractère intérieur aux mathématiques des recherches fondationnelles est d'emblée garanti par la technicité de ces recherches : la méthode pour arriver à des résultats, énoncer des conclusions, même dans ce que celles-ci ont de relativement, apparemment ou extérieurement philosophique est le raisonnement constructif ou la déduction dans des systèmes formels convenablement spécifiés, comme il en va - de nouveau en principe - dans les mathématiques ordinaires, non fondationnelles, dites en général "intuitives".

La question que je veux poser est simplement : les recherches fondationnelles réfléchissent-elles réellement les mathématiques ?

En un sens, les recherches fondationnelles réfléchissent certainement les mathématiques : partant de celles-ci comme un factum rationis, elles en élucident certains aspects absolument décisifs. Il est de fait que la mathématique se manifeste spontanément comme discours prédicatif quantifié, et la définition canonique de la logique des prédicats du premier ordre aussi bien que la théorie de la démonstration - disons le calcul des séquents de Gentzen - explicitent de manière achevée (pour un sujet intuitionniste) ce que sont les phrases formelles et la déduction dans un système formel. Nul doute que ces concepts, ces règles, ces théorèmes n'expriment une structure attestée ou un usage en vigueur dans l'activité mathématique ; et ce en dépit de l'énorme distance, reconnue même par Bourbaki dans son traité inaugural, qui existe entre le parler effectif d'un mathématicien en activité et l'épure formaliste du langage et de la preuve. De même la théorie des modèles est sans nul doute une expression adéquate, comme résultat de réflexion, du dialogue naturellement engagé dans la mathématique entre les listes d'axiomes et leur réalisations. Donc, en un certain sens du mot réflexion, il est indéniable que les développements fondationnels sont une réflexion. Mais en même temps, ils n'en sont pas. Le mot réflexion désigne ici le travail par lequel un immanent est abstrait, à vrai dire, est inventé comme possiblement abstrayable. Le réfléchi incarne alors une idéalité de la justification possible, un espace de légitimation où pourrait se projeter l'exercice de la mathématique sans se défigurer d'une manière essentielle, mais au prix d'un travail de projection justement, qui soustrait la mathématique à sa vie propre.

C'est que mathématique est en fait un jeu qui refuse la séparation du fondement, la limitation de l'exactitude au fondement. L'exactitude, y compris scripturale, conceptuelle, linguistique, anime de part en part la mathématique. L'énonciation de n'importe quelle règle du jeu, la caractérisation de n'importe quel objet en mode axiomatique, la conduite de n'importe quel calcul, quel que soit le degré d'irréfragabilité fondationnelle que la réflexion logique lui accorde, est porteuse de l'exactitude mathématique dans toute son envergure. En sorte que la réflexion fondationnelle, en ne retenant en quelque sorte du mode exact de la mathématique que sa fonction structurante, en perd la trame essentielle : le récit qu'elle est, la vision prophético-fantasmagorique d'un monde d'objets qu'elle ne cesse d'accomplir, comme laquelle elle ne cesse de se motiver elle-même. Une réflexion "grammaticale" n'est pas une réflexion au sens plein du mot, surtout pas, en dépit de ce qu'une pensée courte pourrait croire, pour une discipline qui habite en permanence l'exactitude grammaticale. Et tel est bien le grief latent toujours adressé par les mathématiciens aux logiciens, leurs semblables, leurs frères.

On pourrait objecter à cela, non sans pertinence, que la logique mathématique contemporaine est justement largement sortie de cette position. La théorie des modèles telle que la concevait A. Robinson, et comme l'a expliqué de façon très pénétrante Hourya Sinaceur, n'était pas une pure et simple réflexion fondationnelle des mathématiques comme discours de vérité ou axiomatique réalisée. Il s'agissait plutôt d'une "méta-algèbre générale" ou d'une heuristique linguistique supérieure (6): la possibilité technique et contingente de voir les classes d'objets comme classe des modèles de certaines théories du premier ordre ouvrait la voie à une animation intelligente des stratégies de démonstration, à la fois à une saisie unitaire mathématiquement intéressante des théories existantes et à l'introduction de nouvelles notions liées à la recherche modèle-théorique (telle la notion de corps différentiel clos ou celle d'élargissement du corps des réels ouvrant la voie à l'analyse non standard). De même la théorie des catégories est-elle originairement une réflexion des mathématiques (autre que la théorie des ensembles) dégagée pour les besoins du développement de l'algèbre homologique, elle-même outil au service de la topologie et de la géométrie algébriques. Mais les théorisations de type logique que la théorie des catégories apporte depuis quelques années ne sont généralement pas, ou pas toutes, ou guère des réflexions fondationnelles au sens strict. Que la théorie des topos bien pointés supporte l'interprétation en elle de ZF - et soit donc un fondement possible de la mathématique sans axiome du choix - est sans doute un aspect moins important de la moderne logique catégorique que la mobilisation de la notion de catégorie de faisceaux au service de l'intuition d'ensembles "en évolution", ou que l'analyse profonde des conditions catégoriques d'un discours de la localité autorisée par la théorie des topologies de Grothendieck ou de Lawvere-Tierney.

En résumé, on peut dire que la logique mathématique s'est justement émancipée de l'intérêt fondationnel depuis l'après-guerre en gros, et qu'elle serait maintenant une authentique réflexion de l'intrigue mathématique elle-même, et non plus de son soubassement ou sa norme d'exactitude.

Certes. Mais cette évolution, d'une part, n'emporte pas la totalité de la logique, d'autre part, elle modifie le sens du mot réflexion. Il n'est pas généralement vrai que la mobilisation de l'outil logique, lorsqu'elle est de ce nouveau type, fournisse une réflexion au sens d'un rapatriement de la signification mathématique auprès du rapport de soi à soi du sujet, auprès de son auto-affection pensante pré-formelle. Si l'explicitation des doctrines fondationnelles, en durcissant ce qui est à entendre comme objet, construction, calcul, phrase, opère ce genre de retour, le jeu passionnant de la réflexion logique du mathématique, le plus souvent, passe par un outil logique de bonne complexité mathématique, en sorte que c'est en termes mathématiques seulement, en fin de compte, que la réflexion peut être comprise comme telle.

Donc l'évolution de la logique semble nous mettre en présence d'une part d'une véritable réflexion fondationnelle, mais qui perd une part essentielle de ce qui est à réfléchir, et d'autre part d'une fausse réflexion mathématique, bien en prise sur le jeu vivant de la mathématique, mais non réellement réflexive au sens fixé depuis le début de cet article.

Mais peut-on combler cet écart entre la réflexion fondationnelle et la réflexion mathématique ? Une élaboration technique des fondements devrait, à cette fin, satisfaire à une double exigence :

- être un véritable discours conceptuel, et pas un calcul, dire et situer des significations, et non pas déployer une intrigue objective ;

- exprimer quelque chose de ce qui est l'enjeu et la vie pour les mathématiques, et qui a tout à voir, on le sent, avec les structures et les objets dont il s'y agit.

Le problème, peut-être, découle de la différence des temporalités concernées par les deux exigences, avant même qu'il soit question de la difficulté la plus évidente, et qui est que tout discours technique est de prime abord une dissimulation du sens. Un discours, une théorie, un schème fondationnel, se présentent comme antérieures au sens de l'antériorité logique au discours mathématique fondé. La mise en place du calcul des prédicats, avec un de ses modes d'inférence, la réduction des mathématiques à la dérivation en ce sens au sein de la théorie du premier ordre particulière qu'est ZFC, est à la fois une œuvre intemporelle, détachée de tout cheminement démonstratif particulier et daté, et quelque chose qui, pour autant que la réduction réussisse, sera présenté comme "l'avant" de chaque production de savoir mathématique répertoriée de l'histoire.

À côté de cela, "ce qui est l'enjeu et la vie" pour les mathématiques est une notion nécessairement liée à un temps singulier de l'activité et j'oserais dire du désir mathématiques. Cela ne peut s'expliciter que par rapport à une certaine représentation du paysage des objets et des problèmes, un certain état des valorisations ambiantes, et même la sédimentation d'une certaine histoire de la recherche, de l'encyclopédie, de l'université, de l'institution d'enseignement. Pour beaucoup de ceux qui ont aujourd'hui entre quarante et soixante ans, la géométrie algébrique grothendickienne vaut comme épicentre mythique de la vie mathématique, et cette valeur n'est indépendante, ni de la place qu'a tenu l'encyclopédisation bourbachique dans la conscience nationale (que J. Dieudonné soit co-rédacteur des SGA compte), ni de ce que les outils de cette géométrie algébrique française ont été progressivement investis dans l'approche des grands problèmes de la théorie des nombres, jusqu'à Fermat, ni finalement de l'implantation - puis du démantèlement - des mathématiques dite modernes dans l'enseignement. Mais d'autres assignations de l'"enjeu et la vie", plus présentes à d'autres esprits abordant la mathématique autrement et souvent à un autre moment sont possibles (ainsi la vision de la géométrie - ou de la théorie des systèmes dynamiques - comme la grande affaire ou encore l'appréhension de l'essor des mathématiques discrètes et du point de vue constructif comme l'élan majeur).

La tâche d'une réflexion fondationnelle qui serait une véritable réflexion des mathématiques serait au fond de produire une systématisation fondationnelle qui soit en rapport avec ce qui est senti comme et se manifeste comme l'enjeu et la vie à un moment. De mettre en quelque sorte le temps de l'antériorité logique au service du temps propre de la mathématisation, du temps en lequel et par lequel la tension de la mathématique vers son accomplissement s'exerce. Le discours fondationnel montrerait en quelque sorte avec quel jeu sur les grandes options logiques fondamentales concernant les moments catégoriaux de la mathématique le développement vivant de cette dernière dans sa complexité entre en résonance. Il le ferait en emportant quelque chose de cette complexité dans la grande simplification/épuration qu'il opérerait afin de dégager le rôle de ces moments catégoriaux. Il s'agirait au fond d'un emploi des ressources logiques ou fondationnelles analogue de l'emploi préconisé par Lautman des "idées problématiques platoniciennes" : on établirait la connivence philosophique entre les mathématiques et certains éléments conceptuels, mais ceux-ci seraient plutôt vus comme les moments présupposés par un usage logique que comme des esquisses transcendant tout système inscrit (les idées de Lautman).

Pour moi, ce qui compte, on l'aura deviné, c'est que cette véritable réflexion fondationnelle, telle que je l'anticipe, n'est plus exempte d'attitude historique. Elle passe nécessairement par une appréhension historique d'une situation mathématique, au moins en un certain sens du mot histoire, puisqu'elle doit dégager le fondationnel pertinent pour un enrichissement daté de la théorisation mathématique. L'impossibilité d'échapper à la fenêtre historique pour la réflexion des mathématiques s'affirme à nouveau, d'une façon assez semblable à ce que nous avions vu à propos de la philosophie des mathématiques lautmanienne.

Mais, dira-t-on, toutes les modalités de la réflexion mathématique envisagées jusqu'ici ont quelque chose de commun. Il s'agit de réflexions qui prennent le parti de respecter infiniment la mathématique effective et son régime de vérité. Ce n'est guère surprenant puisque nous avions inclus l'exigence de fidélité dans la définition de ce que nous appelions réflexion des mathématiques. Mais la fidélité ne peut-elle s'accomplir que par la voie de ce type d'attention et de proximité ? Une autre hypothèse est que l'essence de la mathématique est son caractère de science, et que la réflexion fidèle est donc celle qui réfléchit les mathématiques de manière scientifique. De nos jours, deux sortes de démarche prétendent réussir une telle opération : la démarche cognitive et celle des science studies.

(1) Mumford D., Introduction to Algebraic Geometry, 122.

(2) Cf. L'herméneutique formelle, Paris, Editions du CNRS, 213 - 216.

(3) Lequel est certainement, parmi les auteurs que font vivre la philosophie des mathématiques en France aujourd'hui, celui qui, s'attachant à reprendre le projet de Lautman, reste le plus à distance du point de vue de vue historique: sauf peut-être, de manière implicite et négative - en voulant toujours prendre en compte de manière privilégiée les résultats les plus récents de la mathématique.

(4) Cf. "Essai sur les notions de structure et d'existence en mathématique", in Lautman, Essai sur l'unité des mathématiques, Paris, Union générale d'Editions, 1977, 143-146.

(5) Cf. "Nouvelles recherchers sur la structure dialectique des mathématiques", ibid., 204-209.

(6) Cf. notamment l'article Une origine du concept d'analyse non standard, in La mathématique non standard, paris : 1989 Editions du CNRS, p.143-156.

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