Réflexion
cognitive ou anthropologique
L'idée est qu'il est possible de
décrire dans le langage et avec les concepts d'une
autre science le processus de la mathématique. Mais
en quoi consiste ce processus ? En une activité de
l'esprit, ou en la production/reproduction d'un certain
rapport social, telles sont les deux réponses
principalement disponibles aujourd'hui. La première
donne lieu à la réflexion cognitive des
mathématiques, la seconde à leur
réflexion anthropologique.
La réflexion cognitive
La réflexion cognitive des
mathématiques est puissamment
crédibilisée, dans le milieu
mathématicien et para-mathématicien, par
l'importance de l'appareil institutionnel du mouvement
cognitif, l'engagement dans les recherches cognitives
étant, on le sait, l'une des valorisations possibles
de la compétence mathématique : en d'autres
termes, la contribution méthodologique des
mathématiques aux disciplines de la recherche
cognitive constitue une sorte de cheval de Troie pour la
réflexion cognitive des mathématiques. On
observe d'ailleurs que les mêmes esprits qui, il y a
dix ou quinze ans, s'orientaient naturellement, à
partir d'un intérêt intellectuel très
vaste pour la science et la philosophie, vers l'histoire ou
la philosophie des mathématiques, suivent aujourd'hui
la voie d'une spécialisation du côté des
sciences cognitives et de leur débat.
L'approche dite cognitiviste de
l'intelligence artificielle et des sciences cognitives est
en fait restée à distance de toute
réflexion des mathématiques, ou plutôt
elle en a seulement redoublé la réflexion
logique : ce qui a été historiquement la
pensée de Hilbert, que les propositions
mathématiques pouvaient s'inscrire comme
énoncés bien formés d'un langage
logique du premier ordre, et l'activité
mathématique être décrite comme
activité de dérivation dans un système
formel, conformément à un mode
d'inférence - l'ensemble de cette fresque constituant
globalement une réflexion des mathématiques -
a simplement été transposé en une
réflexion de la pensée en
général, qui s'est donc vue assimilée
à l'inférence dans un système logique
par le point de vue dit computo-représentationnaliste. Tout au plus la psychologie cognitive
associée à ce courant (1) a-t-elle
spéculé avec timidité sur une notion de
"modèle mental" suggérant que
l'inférence logique elle-même, à
l'instar de la saisie élémentaire des
relations géométriques et du raisonnement
élémentaire sur celles-ci,
présupposaient une certaine "disposition" interne,
dans un "espace" psychologique, des objets concernés
par l'inférence, la saisie, le raisonnement. Il s'est
donc marqué à l'occasion que la psychologie
cognitive du cognitivisme rejoignait en partie la profonde
description kantienne de l'activité
mathématique comme raisonnement par construction de concepts.
Mais en fait, une telle vision, qui
réactive, au plan d'une psychologie, le thème
kantien du schématisme, et donc, implicitement,
concède la non réductibilité de la
pensée logico-mathématique à la
discursivité logique en affirmant le rôle
essentiel d'un principe de figurabilité, appartient
déjà par l'esprit à la seconde
époque des sciences cognitives, celle de la
modélisation connexionniste, des grammaires
cognitives, et du programme dit de la "vie artificielle".
Aujourd'hui, Peneloppe Maddy, dans son Realism and Mathematics, propose justement une interprétation
cognitive de l'intuition des ensembles finis, qui se
réfère à la psychologie hebbienne,
c'est-à-dire, à travers un de ses
prédécesseurs, à la modélisation
connexionniste. Son but est de valider la
conception
réaliste des
mathématiques, c'est-à-dire la conception
défendant que les mathématiques sont le
discours vrai sur un (réel) externe. Elle
prétend l'établir à deux niveaux et de
deux façons. D'une part, elle s'appuie sur l'argument
dit d'indispensabilité, selon lequel, puisque les mathématiques
sont l'instrument d'une physique mathématique en
phase avec le monde, elles participent de la
vérité réaliste au sens quinien : une
"vérité-cohérence" qui de toute
manière est la seule sorte de vérité
à laquelle puisse prétendre la science selon
cet auteur. D'autre part, elle soutient qu'il y a un
soubassement intuitif des mathématiques, un ensemble
de vérités pourvues d'une garantie
évidentielle et descriptibles comme liées
à des propriétés objectives,
soubassement et ensemble que la systématicité
théorique de la mathématique intègre.
Au-delà, il lui reste à montrer que la
rationalité qui préside à
l'investigation mathématique au sein du
système pleinement élaboré de sa
théoricité coïncide avec la
rationalité hypothético-déductive
ambiante de la science. L'aspect "cognitif" important est
donc ici la description de l'appréhension de la
vérité finitaire. P. Maddy fait
l'hypothèse que les réseaux neuraux en charge
de la reconnaissance et la configuration des scènes
perceptives deviennent capables, par un processus
d'apprentissage qu'elle serait sans doute d'accord pour
concevoir à la Edelman (1), de
détecter des objets, puis des distributions
plurielles typiques de deux ou trois objets, un ou plusieurs
"pattern d'activation" d'"assemblées neurales" de
plus ou moins haut niveau, formant une constellation
hiérarchique, étant à chaque fois
l'instantiation physiologique de la faculté de
détection considérée. Plus
généralement, on pourrait ainsi fonder au
niveau de la perception des objets dans l'espace et de
l'implantation neurologique des Gestalt finitaires le
contenu théorique de la théorie des ensembles
finis.
La question que je veux simplement poser
est celle du caractère réfléchissant
d'une telle objectivation psychologique de la
mathématique. Le problème, au fond, est de
savoir si une connaissance des pourquoi peut
être une réflexion. Peneloppe Maddy a tendance
à répondre à cette sorte de question en
invoquant le slogan de l'épistémologie
naturalisée : même si la
référence à cette organisation
psychologique du sujet n'a, comme toute
épistémologie naturalisée, aucune
valeur de justification fondationnelle, elle constituerait
un discours dont l'adjonction à l'ensemble du
réseau interdépendant des discours
scientifiques procurerait une corroboration sinon
satisfaisante, du moins substantielle et indépassable
de la mathématique comme de la totalité du
dispositif cohérent de la science. En somme, cette
esquisse de théorie cognitive de la
mathématique finitaire mettrait en rapport notre
intuition de vérités finitaires avec une
théorie en troisième personne -
présupposant naturellement, entre autres chose, les
vérités mathématiques finitaires
elles-mêmes - dans laquelle notre intuition et ses
référents ont des répondants objectifs,
et leur corrélation est pensée objectivement.
Du point de vue strictement logique, il s'agit d'une
confirmation par des implications revenant de façon
non contradictoire sur le thème, implications qui en
l'occurrence n'ont pas cours à l'intérieur du
système conceptuel de la science
considérée, la mathématique, mais se
situent dans un contexte plus large où figure aussi
le discours psycho-neurologique. La discussion classique
à l'égard du projet et de la mise en œuvre
d'une telle épistémologie porte sur
l'acceptabilité de l'abandon de la perspective
fondationnelle : Putnam, par exemple, ne cesse d'affirmer
que le besoin d'une auto-justification de la raison ne peut
pas être éliminé, et que
l'épistémologie naturalisée ne saurait,
quelle que soit sa valeur, nous tenir quitte de
l'épistémologie véritable (qu'il
conçoit, quant à lui, comme essentiellement
relativiste (2) ). Mais le
problème que je veux poser ici est tout autre : en
supposant que l'on valide comme justification de la
mathématique finitaire, au sens qui vient
d'être précisé, l'ébauche
d'explication cognitive proposée par P. Maddy, je
demande plutôt si cette explication
réfléchit les mathématiques. En
d'autres termes, donne-t-elle à voir la pensée
des mathématiques ? L'exercice partiellement opaque
de l'arithmétique élémentaire est-il
éclairé pour l'investigation pensante qu'il
est, le rapport vivant de la mathématique aux objets
finitaires, tel qu'il ne cesse de donner lieu aux
constructions et aux affirmations les plus passionnantes et
les plus complexes, est-il éclairé par de
telles explications ? Il me semble que non.
Certes, le discours de P. Maddy
réfléchit la mathématique finitaire en
tant qu'il l'objective doublement : dans les configurations
plurales d'objets d'une part, dans les modes d'activation
des assemblées neurales d'autre part : il y a bien
là à la lettre réflexion, mais
c'est d'une réflexion vers une strate objective, et
non pas d'un retour vers et d'une reprise par le
pour soi (ou le pour
nous de la culture) qu'il s'agit.
À tel point que, de ce point de vue, la
mathématique elle-même est plus
réfléchissante que son explication cognitive :
l'axiomatisation de Peano, ou la caractérisation du
fini par la non existence d'une injection vers une partie
propre dans le contexte de la théorie des ensembles,
ou encore le discours de la constructivité et de la
récursivité constituent à chaque fois
une manière pour l'esprit d'assumer autrement, avec
plus de richesse et plus de profondeur, la
mathématique finitaire. Ce qui est pensé et
compris dans les objets finitaires est modifié
d'autant que les règles de leur prédication et
leur colligation/combination sont altérées,
renouvelées : je désigne ici typiquement le
ressort de ce que j'ai appelé dans mon ouvrage de
1991 herméneutique
formelle ; je reviendrai plus
loin sur la valeur que possède cette vue mienne par
rapport à la question de la réflexion des
mathématiques. Mais il est en revanche absolument
clair, je crois, que l'explication cognitive de Maddy n'a
aucune espèce d'incidence sur notre mode de
possession ni mathématique ni pensant en
général des objets finitaires. La
réflexion cognitive, en bref, est un report d'une
partie de la mathématique sur une surface
d'objectivité, son incidence sur le pour soi et le
pour nous est médiate et à tout prendre
minime : tout au plus procure-t-elle un réconfort de
la non-contradiction et une appropriation heureuse du
territoire des connaissances dans son ensemble à
proportion de ce que certaines connaissances parviennent
à revenir sur d'autres, de ce que le "lien" logique
général de la connaissance s'y montre capable
d'opérer dans tous les sens sans exploser, de
produire de la cohérence ou de l'effet de
cohérence. La réflexion n'est une
réflexion au sens fort d'un retour vers le
pour soi ou le pour
nous que comme réflexion
globale de la connaissance et pas comme réflexion des
mathématiques proprement.
On peut s'attendre à rencontrer
des difficultés philosophiques voisines en prenant en
compte la réflexion anthropologique, puisque cette
dernière semble être une démarche de
réflexion objectivante à nouveau. Mais il
convient à la vérité, étant
donné la grande différence qu'induit ici
l'intervention d'une science humaine, de regarder les choses
d'un peu plus près.
La réflexion anthropologique
La réflexion dont il s'agit
maintenant peut à vrai dire se présenter comme
histoire des mathématiques elle-aussi : il s'agira
alors de ce qu'on appelle ici histoire des
mathématiques externaliste. On la
baptise ici réflexion anthropologique parce
qu'elle peut s'apparenter au moins à l'histoire,
à l'ethnologie et la sociologie.
Rappelons brièvement, et en nous
excusant de notre mauvaise information, ce que tentent de
dire les discours auxquels nous pensons. Ils s'efforcent,
pour l'essentiel, de décrire l'apparition
datée du discours de science dont on s'occupe selon
les catégories relativisantes du mode anthropologique
concerné. Ainsi, s'agissant des mathématiques,
on pourra étudier :
- la genèse socio-historique de la
discipline, en cherchant dans les textes à quelle
époque, en liaison avec quels intérêts
sociaux ambiants, s'est émancipée une figure
des mathématiques, autonome à la fois
vis-à-vis de la philosophie (dont elles
étaient indistinctes, par exemple, au
moyen-âge) et de la physique et de la technique (ne
peut-on pas prétendre que les recherches que nous
appelons aujourd'hui mathématiques
furent longtemps finalisées par des enjeux
astronomiques ou balistiques, jusqu'au dix-huitième
siècle inclus en tout cas ?)
- les savoir-faire tacites qui
opèrent en deçà de
l'auto-présentation théorique de la
mathématique, ce qui, en l'occurrence peut d'une
première manière se faire sans sortir de
l'histoire dite intrinsèque, en
regardant de près les calculs ou les justifications
offerts de fait par les textes ; mais on peut aller plus
loin du côté de ce genre d'enquête, en
étudiant le rapport des mathématiques à
certaine façon d'écrire, de lire, de dessiner,
en analysant, sous l'angle des traits qu'elle manifeste de
façon saillante au niveau statistique, la
gestualité qui fait la mathématique ;
- les variantes culturelles du projet
mathématique : la manière dont se place la
mathématique dans une vie nationale est
différente selon la nation considérée ;
cette variation peut également être
regardée selon l'axe historique, bien entendu ; les
"programmes de recherche" dominants dans tel ou tel pays, de
même, peuvent être mis en rapport avec telle ou
telle option ou particularité socio-politique du pays
considéré.
- on peut encore examiner la production
mathématique comme textualité
littéraire standard. S'intéresser à
l'évolution de la typographie mathématique, de
l'industrie de l'édition mathématique, au sein
de celle de l'édition universitaire en
général. Aux différents genres
littéraires propres à la mathématique,
comme le mémoire, le traité, la communication
à l'Académie, l'article,
l'encyclopédie, le polycopié etc.
- on peut enquêter sur
l'institutionnalisation, sur l'école
mathématique et la recherche mathématique
telles qu'elles s'organisent : sur le rôle de
l'enseignement des mathématiques dans une politique
générale du savoir, sur la fonctionnarisation
de la recherche, le développement des
départements de mathématiques dans les
universités, sur la fonction des grandes
écoles dans la sélection d'un corps de
mathématiciens éminents (en France). Des
questions de ce type peuvent, à nouveau, être
posées en répertoriant la diversité des
réponses qui leur sont données dans le fait
à la fois selon l'axe historique et selon l'axe
ethnologique par exemple.
On comprend le bien le principe de cette
sorte d'approche : dire tout ce qui est peut être dit
d'universel dans certaines limites du discours
mathématique sans l'écouter pour ce qu'il dit,
mais en analysant la distribution dans l'espace et le temps
des valeurs de tels ou tels paramètres de
signification plus large qui le concernent. S'agit-il en
l'occurrence d'une réflexion des
mathématiques ? En un sens, à nouveau, oui :
le discours mathématique est projeté sur un
certain nombre de plans non mathématiques où
une image de lui peut être prise ; chacune de ces
images, par principe, emporte quelque chose de son essence.
À la différence de ce qui a lieu dans la
réduction cognitive, ce n'est pas sur une couche
constituée de l'objectivité que la mathématique est
réfléchie, elle est plutôt
réfléchie en tant que projetée sur
l'intersubjectivité elle-même. Ce que retient l'anthropologie
du mathématiser afin d'en faire le matériau de
son analyse, c'est quelque chose de la mathématique
qui est reçu bien au-delà du cercle
mathématicien, tel ou tel aspect plus largement
intersubjectif de la mathématique.
La frontière entre l'étude
intrinsèque et l'étude externaliste peut
d'ailleurs être extrêmement fine. Par exemple,
une étude des styles des
mathématiciens, si elle est étude de la
manière dont ils mettent en œuvre des moyens
conceptuels, une structure d'exposition, dont ils
privilégient tel ou tel mode calculatoire, tel ou tel
cadre théorique, est principalement
intrinsèque. Cependant que la remarque selon laquelle
les manuels anglo-saxons de l'apogée du bourbakisme
étaient infiniment plus "talkative" et imagés
que les manuels français, remarque qui, dans ma
jeunesse, était fréquente et s'argumentait en
opposant le style des ouvrages de S. Lang à ceux de
J. Dieudonné, semble faire déjà partie
de l'approche externaliste, alors même qu'elle reste
très "immanente" en un sens à la
communauté mathématique.
Le problème de l'assignation du
caractère authentiquement réflexif à
l'anthropologie des mathématiques est au fond celui
de savoir si quelque chose revient au discours
mathématique de la signification qu'il projette sur
des plans d'intersubjectivité autres que le plan qui
lui est propre. La recherche mathématique
elle-même peut être décrite comme
l'élaboration de la signification mathématique
dans l'enceinte de la communauté mathématique
: à ce titre, elle produit des effets de
dévoilement et de compréhension. Mais
lorsqu'une signification systématique est
associée à la projection du discours
mathématique dans d'autres contextes de
production/réception de discours, sur d'autres plans
d'intersubjectivité, est-il clair que cette
signification se laisse rattacher a posteriori à
l'enjeu de signification de la mathématique
elle-même ? En d'autres termes y a-t-il dialogue entre
la mathématique et la trace qu'elle laisse dans la
société et l'histoire, cette trace fait-elle
partie de ce qui concerne la mathématique, est-ce une
façon de récupérer réflexivement
l'entreprise de pensée qu'est la mathématique
de décrire cette trace ?
Une réponse absolument
négative serait sûrement mensongère. La
signification mathématique se destine à la
communauté scientifique plus large qu'elle, et
au-delà, à des communautés encore plus
larges, celles de la culture ou de la citoyenneté.
D'autre part, elle ne peut réaliser
l'élaboration questionnante des contenus
mathématiques que par les voies d'une
intersubjectivité spécifique : les
modalités très particulières de cette
dernière - ainsi, l'école mathématique
dans ce qu'elle a de propre - ont tout à voir avec la
pensée et l'aventure que les mathématiques
sont. Par conséquent la réflexion
anthropologique réfléchit en effet les
mathématiques sur des plans auxquels elles ont part,
même si elles n'y sont guère présentes
comme telles, ou sur des conditions de leur mise en œuvre
qui leur sont essentielles, même s'il fait partie de
ces conditions qu'elles s'effacent comme thème au
sein de la vie mathématique au sens strict.
Cependant, réfléchir les
mathématiques comme l'entreprise pensante, la tension
vivante qu'elles sont, cela ne peut pas être
simplement les réfléchir de cette
manière. Nous sommes en fait partis d'un
problème qui était celui de la
non-visibilité au premier abord de cette
entreprise/cette passion , cette pensée/cette vie que
sont les mathématiques. Une telle
non-visibilité doit évidemment être mise
en rapport avec ceci que les projections de la
mathématique sur les plans de significations
extra-mathématiques semblent ne pas la
réfléchir : mais ce qui est ainsi reconnu vrai
du rapport de chaque individu avec la mathématique
deviendrait-il faux lorsqu'on passe au bilan statistique ou
structural qui peut être tiré de ces rapports
individuels ? Il est a priori peu naturel de supposer que la
simple compilation intelligente de modes de réception
des mathématiques dont leur vie est absente produise
un discours ou une image qui réfléchisse cette
vie.
En fait, la manière dont nous
venons de poser le problème lui donne pour ainsi dire
sa réponse : nous avons demandé si la
signification projetée sur quelque plan externe
pouvait revenir dans l'interne. Mais une signification n'est pas
soumise à une mécanique de la fusic, elle ne
saurait revenir qu'à la faveur d'une adresse qui la
retourne. Autant dire que la réflexion
anthropologique ne sera réflexion des
mathématiques que si ce qu'elle recueille est
susceptible de parler à la
mathématique. Toute la
question est donc simplement de savoir ce qui
délimite la frontière du dialogue de la
mathématique. Quelles significations, bien que,
peut-être, dégagées selon une
méthode anthropologique indifférente à
l'enjeu mathématique, se laissent-elles
réinsérer au dialogue propre qui fait la
mathématicité ?
J'ai pris tout à l'heure un
exemple positif qui peut en la matière nous aider :
je crois directement évident que l'analyse
anthropologique de l'école de la mathématique
est une réflexion authentique de la
mathématique, j'anticipe d'ailleurs que d'autres
mathématiciens en jugeraient pareillement. J'en
nommerai le symptôme suivant : un mathématicien
professionnel, engagé dans la plus savante des
recherches (la plus absconse et la moins communicable),
plongé dans la socialité parisienne d'un
dîner où le sujet de l'enseignement des
mathématiques, de leur place et leur rôle de
sélection dans l'enseignement secondaire, des
programmes, des grandes écoles se trouve
débattu - et, comme on le sait, cette discussion
s'élève fréquemment parmi les gens
lettrés - un tel mathématicien donc se sentira
lié à cette discussion, éprouvera qu'il
doit en dire quelque chose, et cherchera même à
y projeter son expérience la plus personnelle,
à faire valoir ce qu'il croit avoir appris en
apprenant/inventant les contenus les plus difficiles, en
participant à l'école auto-formante des
élus de la recherche. Et c'est la donnée de
cette implication qui fait que l'anthropologie (l'histoire,
la sociologie) de l'école sont des réflexions
véritables de la mathématique. Le discours de
la mathématique a envie de s'adresser dans le
débat sur son école, le discours de ce
débat est entendu de qui joute dans l'arène
mathématique.
Mais le critère d'implication -
formulé en l'occurrence comme critère dialogal
- est le critère herméneutique. L'implication
que je viens d'essayer d'établir résulte de la
fonction centrale de l'école de la
mathématique par rapport à ce qui fait de la
mathématique une tradition herméneutique
propre. Rien ne peut valoir comme objet, comme langage,
comme problème, comme enjeu de la mathématique
indépendamment d'une validation collective dont
l'école est l'élément premier, et la
forme jamais oubliée (toute socialité
mathématique - si haute soit elle - a quelque chose
d'une école). La mathématique est vivante
comme investigation pensante d'énigmes qui lui sont
propres, et dont elle propose indéfiniment des
versions : mais cette conformation herméneutique du
champ mathématique, possiblement dissimulée
par certaines manières de l'envisager, est à
certains égards tout particulièrement
manifestée par l'institution de l'école, en
dernière analyse parce que la transmission est un
moment clef du "modèle philosophique" de
l'herméneutique, et parce que l'école
mathématique a comme spécificité de
rester toujours en un sens propriétaire de ce qui s'y
transmet, de prédéterminer et charger d'une
valeur-pour-elle tout objet de la
mathématique.
Il est donc absolument concevable que des
résultats de l'anthropologie des mathématiques
constituent des supports pour leur réflexion.
À cela il suffit seulement que le regard
anthropologique considéré ait porté sur
quelque aspect de la mathématique ayant à voir
avec le mouvement herméneutique qu'elle est, d'une
part, et d'autre part que les significations
dégagées soient de fait assumées
jusqu'à leur ré-adresse au sein de ce dialogue
des textes, des sujets, des objets qu'est ledit mouvement
herméneutique. Mais, si une telle assomption a lieu,
a-t-on encore affaire à un traitement externaliste de la
mathématique ? L'extériorité
revendiquée par cette catégorie d'analyses se
définit-elle autrement que comme
extériorité au dialogue vivant de la
mathématique ?
(1) Cf. Edelman G.M., The
Remembered Present A Biological Theory of Consciousness,
New York, Basic Books, 1989.
(2) Cf. Définitions. Pourquoi ne peut-on pas
"naturaliser" la raison, Paris, Editions de l'Eclat,
1992.
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