La réflexion des mathématiques (3)

Jean-Michel Salanskis

 

 

Accueil | Biblio-net | Philo-net magazine | Agenda | liens | Recherche

  Conclusion

La conclusion qui se dessine à partir du panorama des approches qui précède est que le problème de la réflexion des mathématiques est dominé par la "topologie" de l'intérieur et de l'extérieur. C'est dans le champ historique que - dans le contexte plus vaste de l'histoire des sciences - on en est venu à lexicaliser la difficulté, à nommer l'alternative cruciale alternative de l'intrinséisme et de l'externalisme. Mais la double exigence de rester dans l'enceinte des mathématique et de se donner une distance depuis laquelle les réfléchir est déjà ce qui motive les débats, suscite les apories, lorsqu'il s'agit de définir une philosophie des mathématiques ou de circonscrire un domaine et une tâche des "fondements des mathématiques" ; elle persiste nécessairement à l'heure où l'on esquisse une psychologie cognitive de la mathématique, et elle est d'ailleurs ce au nom de quoi l'on reste insatisfait de l'apport de ces comptes-rendus cognitifs.

D'où la nécessité de comprendre à fond la topologie épistémique de l'intérieur et de l'extérieur. Essayons donc de formuler à cet égard quelques thèses.

L'essence de l'intériorité mathématique, c'est leur intériorité herméneutique : ce qui est au plus près de la vie des mathématiques, ce ne sont pas des procédures, un langage ou des conventions donatrices d'objets, c'est la polarisation vers des tenants-de-question (1) d'un champ où tout cela figure. On passe à l'extérieur quand on échappe à la sollicitation questionnante de ces tenants-de-question. Cette intériorité herméneutique correspond au caractère pensant de la mathématique, c'est en tant que la mathématique entretient en elle le rapport à l'énigme, la réinvention permanente de cadres discursifs afin d'exprimer plus profondément ce qui est entendu de l'énigme, c'est en tant que toutes ses démarches calculantes et déductives valent comme réinterprétation de complexités manipulées, de liens de sens entre les régions constituées, d'horizons stipulés que la mathématique s'affirme indubitablement comme une pensée conformément à une acception universelle de ce mot. Mais la mathématique est pensée selon une voie exceptionnelle et propre : le cheminement herméneutique dans le rapport à ce qui fait question s'y accomplit comme calcul et déduction, en général dans la modalité formelle. La mathématique est une herméneutique formelle. L'intériorité herméneutique de la mathématique est donc exactement ce qui a été nommé tour à tour dans cet article vie des mathématiques, mobilisation de celle-ci vers ses enjeux, cœur de la mathématique, etc.

Le privilège de l'histoire des mathématiques se comprend sans peine à partir de cette conception.

La relation herméneutique des mathématiques à leur tenants-de-question, en effet, est temporalisante pour les mathématiques. Les époques de la mathématique ou de ses sous-disciplines sont décidées par le mouvement de la question et de son recouvrement pensant. L'introduction de tel objet, de tel langage, de telle procédure reconfigure ce que l'on entendait de la question, et place les mathématiciens devant une nouvelle exigence : le problème a bougé. L'histoire absolument propre de la mathématique serait, idéalement, la pure reconstruction de cette temporalité herméneutique des questions, de l'historialité de la mathématique, à distinguer de sa plate historicité.

L'histoire intrinsèque des mathématiques est proche de cette histoire herméneutique, elle en diffère seulement par ceci qu'elle situe aussi l'enchaînement historial de la mathématique dans le temps objectif/universel de l'histoire humaine, voire dans ce temps comme temps investi de signification extra-mathématique. C'est bien par là qu'elle participe de la connaissance historique en général, mais c'est ce qui déjà, l'externalise quelque peu par rapport au cœur herméneutique de la mathématique. Encore cette "chute" dans l'extériorité est-elle théoriquement inévitable, puisqu'il n'est pas de temporalité historiale dont le destin ne soit de tomber dans le temps historique universel : il en va de même, à y bien regarder, pour les époques de l'histoire de l'Être chères à Heidegger.

Réfléchir les mathématiques, au sens spécifié depuis le début de cette étude, cela ne peut vouloir dire que : manifester par un discours second leur herméneuticité. Le cheminement et l'efficace de la pensée dans les mathématiques, il faut les dire, les signifier, dans un discours qui ne soit pas astreint à la voie formelle, et dont les actes-de-pensée ne soient pas pris dans l'opacité propre au formel. Cela veut dire, techniquement, beaucoup de choses : ressaisir l'ensemble de ce qui est préjugé quant à tel ou tel domaine d'objets, telle ou telle essentialité que le discours mathématique prétend saisir, à un moment choisi de son historialité ; le ressaisir en faisant retentir les phrases et les termes conceptuels dont la signification est implicitée dans la disposition formelle du champ ; comprendre la nouvelle donne instaurée par telle œuvre, ou tel groupe d'œuvres, la comprendre comme re-compréhension de ce qui faisait question, re-définition du tenant-de-question à la faveur d'une ré-institution du domaine d'objets ou des liens systématiques de la problématicité ; la comprendre comme proposition d'une version inédite d'une énigme éventuellement séculaire, et comme relance de cette énigme à partir de la nouvelle façon d'en poser l'énigmaticité implicite à cette version.

La réflexivité, dans ce travail, tient tout entière, à chaque étape, dans le passage au phraser conceptuel : la réflexion des mathématiques, c'est, à la lettre, la reprise des constructions de concepts comme conceptualité proprement dite. Cette reprise n'est possible que parce que les constructions de concepts de la mathématique sont des opacifications du sens inspirées par l'énigme, agencées et projetées dans leur monde sous la gouverne de l'énigme, cela ne se peut que parce que les constructions de concepts de la mathématique, quel que soit leur degré d'enchevêtrement, sont les traces de l'herméneutique formelle.

La tâche de la réflexion des mathématiques, décrite ainsi, est éminemment philosophique, elle consiste dans une sorte d'inversion "universelle au-dessus d'un discours" de l'opération du schématisme, investie dans la construction de concepts des mathématiques selon la pénétrante thèse kantienne. Et l'on n'aurait pas de peine, me semble-t-il, à soutenir qu'une telle inversion relève à sa manière de ce qui s'appelle réflexion chez Kant. Mais ceci est une autre affaire.

Quoiqu'il en soit du caractère absolument philosophique ainsi dévoilé de la réflexion des mathématiques, l'histoire est rencontrée de façon nécessaire par cette opération réflexive : la reconstruction conceptuelle de l'historialité mathématique ne peut s'appuyer que sur le symptôme historique de cette historialité, sur la connaissance et l'analyse d'un enchaînement de fait dans la discipline, d'une transition observable au niveau de ses discours, ses calculs, ses preuves, ses objets. Il n'y a pas de compréhension purement idéelle ou purement conceptuelle (2) de la mathématique qui la réfléchisse comme pensée, il y faut l'additif de la perspective historiale, elle-même tributaire de l'histoire proprement dite.

Le privilège de l'histoire des mathématiques intrinsèque est que, d'une certaine façon, au moins en France, son programme me semble avoir toujours été celui de cette compréhension historiale. Et l'on tient là, à mes yeux, le secret du lien intime que je repérais tout à l'heure : de ce que toute une mouvance d'historiens des mathématiques français revendique l'interprétation de l'évolution des mathématiques comme son objectif plutôt que la complétude du compte-rendu historique d'une époque grâce à la prise en compte de l'aspect mathématique, et verse irrésistiblement, du coup, dans une analyse philosophique de cette évolution, et de ce que les philosophes des mathématiques, dans leur majorité, n'offrent leur théorisation philosophique des mathématiques qu'à travers un rapport documenté sur tel ou tel segment de l'historialité mathématique.

Sans doute, dans l'absolu, l'historialité de la mathématique peut-elle être éclairée à partir d'autres prises anthropologiques. L'historialité pure ne s'accomplit pas que dans le temps historique, elle a d'autres plans d'effectivité : le cheminement herméneutique dans la question peut être envisagé et réfléchi à partir d'autres démarches, notamment des démarches dites externalistes. Seulement est-ce de façon plus médiate, parce que ce que dit la mathématique est alors volontairement occulté - au profit de la trace de ce dire sur quelque plan de l'intersubjectivité. Donc, l'historialité de la mathématique-comme-pensée ne sera rejointe, comme je le disais tout à l'heure, qu'au prix d'une ré-adresse des significations qui se seront dégagées vers le discours mathématique lui-même.

La mathématique est une pensée qui s'échappe à elle-même comme pensée constitutivement, en raison de sa différence d'avec la philosophie, de sa voie formelle dans l'herméneutique. La réflexion des mathématiques, en principe, se présente comme ressaisie de la pensée qu'est la mathématique à partir du dépôt de son discours, dont la trame interprétative/pensante est retrouvée par le moyen d'une restitution conceptuelle de la situation herméneutique de ce discours. La démarche externaliste prend la mathématique encore plus loin de son caractère pensant, au niveau d'une trace intersubjective de ce discours qui est déjà occultation du dire - et donc plus encore de la pensée - qu'il porte : elle est ainsi astreinte à une opération de plus que l'histoire intrinsèque pour valoir comme réflexion des mathématiques, cette opération que j'ai qualifiée de ré-adresse, et qui consiste au fond à comprendre telles ou telles formes sociales ou ethnologiques que se donne la mathématique comme une part de la formalité en laquelle elle dépose sa pensée, ou comme soubassement intersubjectif de l'intersubjectivité herméneutique du rapport à la question ayant quelque connexion de sens pertinente à ce rapport.

Ce qui a été dit de la philosophie des mathématiques de Lautman ou de l'analyse fondationnelle des mathématiques se plaçait par avance dans le cadre herméneutique explicité dans cette conclusion. La bonne manière de décrire les théories mathématiques comme incarnations d'idées problématiques, c'est de définir ces idées elles-mêmes par rapport à la question. S'assurer par un regard historial - nécessairement appuyé sur la donnée historique - d'une formulation conceptuelle générale acceptable de ce qui fait question, et se trouver ainsi en mesure de présenter un couple idéel comme l'esquisse conceptuelle d'une structuration du champ problématique de cette question. Ainsi, je l'ai dit dans L'herméneutique formelle, le couple local/global, considéré par Lautman comme nom d'une idée problématique, peut-il être compris comme l'amorce idéelle de l'assomption de la question "Qu'est-ce que l'espace ?". De manière similaire, la bonne enquête fondationnelle, celle qui délivre une réflexion des mathématiques, je l'ai définie comme cette extraction de moments logico-catégoriaux présupposés qui entre en correspondance avec les présuppositions régissant le rapport à l'énigme : dans ce cas, et dans ce cas seulement, ce qui est exhibé comme forme fondante, référence déontologique et mise en perspective conjointe du langage et de l'objet, ne se fige pas en une dimension extérieure à l'enjeu, la vie herméneutiques du discours mathématique. La réflexion fondationnelle qui est véritablement réflexion de la mathématique dévoile et institue les fondements comme la façon dont la mathématique se tourne vers ce qui l'interroge. Ainsi, il fait partie de la réflexion fondationnelle ensembliste des mathématiques de voir que toute la mise en forme logico-axiomatique de ZFC est motivée par l'exigence de penser le continu comme ensemble de points et tous les thèmes de l'analyse comme objets sur le même rang ; et d'évaluer en de tels termes la motivation de chaque élément technique de connaissance ensembliste.

La réflexion des mathématiques est tournée vers l'herméneuticité des mathématiques, elle la manifeste et la restitue dans un parler conceptuel : c'est dire que, disciplinairement, cette réflexion ne peut pas coïncider avec la mathématique elle-même. Le poste de l'élucidation conceptuelle n'est pas celui de la mathématique, l'herméneutique formelle de la mathématique élucide autrement que sur le mode conceptuel. Les déclarations avantageuses selon lesquelles l'histoire, l'épistémologie, la philosophie des mathématiques, et pourquoi pas aujourd'hui la psychologie cognitive des mathématiques ou l'anthropologie des mathématiques auraient vocation à contribuer au développement de la mathématique, s'harmoniseraient avec elles sur le plan de la science ou entreraient avec elles dans une combinaison instrumentale de la connaissance me semblent indéfendables : chacun sait que les mathématiques sont seules à pouvoir se porter secours à elles-mêmes - ce que je répéterais pour ma part en énonçant que le geste dans l'herméneutique formelle ne peut venir que de l'habitation formelle de l'énigme. Le rapport entre un travail et sa réflexion, de toute façon, ne doit pas être pensé comme une synergie, une dynamique, à la limite comme rouage d'une machine, et le pire tort de la pensée dialectique aura été de le donner à croire : pour que le temps fût capté par le concept, il fallait que la réflexion, opération caractérisante du concept, fût pensée comme processus (négativité processuelle) soit déjà sans doute comme dispositif ou disposition machinique. La simple expérience humaine du va et vient entre l'activité mathématique et la réflexion quelle qu'elle soit - expérience que l'on fait très tôt, parce que la vie d'un étudiant des mathématiques ( jeune homme en cours de mûrissement dans le savoir légitime, chercheur ou enseignant) se partage entre cette activité et une réflexion sociologique spontanée des mathématiques - nous apprend que d'un pôle à l'autre, quelque chose passe et circule, un concernement unitaire ne cesse de transiter, mais que rien de s'accumule jamais dans la réflexion comme une prémisse consistante pour l'activité - pas plus que dans l'activité pour la réflexion, d'ailleurs.

Manifester l'herméneuticité des mathématiques, ce n'est pas la même chose que l'habiter, et la réflexion des mathématiques s'installe forcément dans un autre genre de discours que la mathématique, ayant d'autres règles, d'autres risques, d'autres prestiges. Mais la réflexion n'est réflexion que si elle adhère néanmoins à l'herméneuticité des mathématiques, et cette exigence suffit à conférer à l'histoire des mathématiques un privilège, dès lors que, sans doute, il n'est pas possible d'adhérer à l'herméneuticité des mathématiques autrement qu'en les recevant dans leur historicité - même si c'est pour ne retenir qu'un aspect très pauvre et très partiel de cette historicité (dont on pensera néanmoins qu'il est historialement essentiel). C'est pourquoi je crois l'expérience de l'histoire des mathématiques, tout spécialement telle qu'on la pratique en France, essentielle à cette finalité que je nommais à l'orée de cet article : témoigner de ce qu'il y a de miraculeux et de grand dans les mathématiques par delà leur opérationnalité et le style d'excellence qu'elles suscitent.

 (1) Cf. L'herméneutique formelle, ch. I, notamment la note de la page 19.

 

ffffffff