Conclusion
La conclusion qui se dessine à
partir du panorama des approches qui précède
est que le problème de la réflexion des
mathématiques est dominé par la "topologie" de
l'intérieur et de l'extérieur. C'est dans le
champ historique que - dans le contexte plus vaste de
l'histoire des sciences - on en est venu à
lexicaliser la difficulté, à nommer
l'alternative cruciale alternative de l'intrinséisme
et de l'externalisme. Mais la double exigence de rester dans
l'enceinte des mathématique et de se donner une
distance depuis laquelle les réfléchir est
déjà ce qui motive les débats, suscite
les apories, lorsqu'il s'agit de définir une
philosophie des mathématiques ou de circonscrire un
domaine et une tâche des "fondements des
mathématiques" ; elle persiste nécessairement
à l'heure où l'on esquisse une psychologie
cognitive de la mathématique, et elle est d'ailleurs
ce au nom de quoi l'on reste insatisfait de l'apport de ces
comptes-rendus cognitifs.
D'où la nécessité de
comprendre à fond la topologie
épistémique de l'intérieur et de
l'extérieur. Essayons donc de formuler à cet
égard quelques thèses.
L'essence de l'intériorité
mathématique, c'est leur intériorité
herméneutique : ce qui est au plus près de la
vie des mathématiques, ce ne sont pas des
procédures, un langage ou des conventions donatrices
d'objets, c'est la polarisation vers des tenants-de-question (1)
d'un champ où tout cela figure. On passe à
l'extérieur quand on échappe à la
sollicitation questionnante de ces tenants-de-question.
Cette intériorité herméneutique
correspond au caractère pensant de la
mathématique, c'est en tant que la
mathématique entretient en elle le rapport à
l'énigme, la réinvention permanente de cadres
discursifs afin d'exprimer plus profondément ce qui
est entendu de l'énigme, c'est en tant que toutes ses
démarches calculantes et déductives valent
comme réinterprétation de complexités
manipulées, de liens de sens entre les régions
constituées, d'horizons stipulés que la
mathématique s'affirme indubitablement comme une
pensée conformément à une acception
universelle de ce mot. Mais la mathématique est
pensée selon une voie exceptionnelle et propre : le
cheminement herméneutique dans le rapport à ce
qui fait question s'y accomplit comme calcul et
déduction, en général dans la
modalité formelle. La
mathématique est une herméneutique formelle.
L'intériorité herméneutique de la
mathématique est donc exactement ce qui a
été nommé tour à tour dans cet
article vie des mathématiques, mobilisation de
celle-ci vers ses enjeux, cœur de la mathématique,
etc.
Le privilège de l'histoire des
mathématiques se comprend sans peine à partir
de cette conception.
La relation herméneutique des
mathématiques à leur tenants-de-question, en
effet, est temporalisante pour les mathématiques. Les
époques de la mathématique ou de ses
sous-disciplines sont décidées par le
mouvement de la question et de son recouvrement pensant.
L'introduction de tel objet, de tel langage, de telle
procédure reconfigure ce que l'on entendait de la
question, et place les mathématiciens devant une
nouvelle exigence : le problème a bougé.
L'histoire absolument propre de la mathématique
serait, idéalement, la pure reconstruction de cette
temporalité herméneutique des questions, de
l'historialité de
la mathématique, à distinguer de sa plate
historicité.
L'histoire intrinsèque des
mathématiques est proche de cette histoire
herméneutique, elle en diffère seulement par
ceci qu'elle situe aussi l'enchaînement historial de
la mathématique dans le temps objectif/universel de
l'histoire humaine, voire dans ce temps comme temps investi
de signification extra-mathématique. C'est bien par
là qu'elle participe de la connaissance historique en
général, mais c'est ce qui déjà,
l'externalise quelque peu par rapport au cœur
herméneutique de la mathématique. Encore cette
"chute" dans l'extériorité est-elle
théoriquement inévitable, puisqu'il n'est pas
de temporalité historiale dont le destin ne soit de
tomber dans le temps historique universel : il en va de
même, à y bien regarder, pour les
époques de l'histoire de l'Être chères
à Heidegger.
Réfléchir les
mathématiques, au sens spécifié depuis
le début de cette étude, cela ne peut vouloir
dire que : manifester par un discours second leur
herméneuticité. Le cheminement et l'efficace
de la pensée dans les mathématiques, il faut
les dire, les signifier, dans un discours qui ne soit pas
astreint à la voie formelle, et dont les
actes-de-pensée ne soient pas pris dans
l'opacité propre au formel. Cela veut dire,
techniquement, beaucoup de choses : ressaisir l'ensemble de
ce qui est préjugé quant à tel ou tel
domaine d'objets, telle ou telle essentialité que le
discours mathématique prétend saisir, à
un moment choisi de son historialité ; le ressaisir
en faisant retentir les phrases et les termes
conceptuels dont la signification est implicitée dans
la disposition formelle du champ ; comprendre la nouvelle
donne instaurée par telle œuvre, ou tel groupe
d'œuvres, la comprendre comme re-compréhension de ce
qui faisait question, re-définition du
tenant-de-question à la faveur d'une
ré-institution du domaine d'objets ou des liens
systématiques de la problématicité ; la
comprendre comme proposition d'une version inédite
d'une énigme éventuellement séculaire,
et comme relance de cette énigme à partir de
la nouvelle façon d'en poser
l'énigmaticité implicite à cette
version.
La réflexivité, dans ce
travail, tient tout entière, à chaque
étape, dans le passage au phraser conceptuel : la
réflexion des mathématiques, c'est, à
la lettre, la reprise des constructions de concepts comme conceptualité proprement
dite. Cette reprise n'est
possible que parce que les constructions de concepts de la
mathématique sont des opacifications du sens
inspirées par l'énigme, agencées et
projetées dans leur monde sous la gouverne de
l'énigme, cela ne se peut que parce que les
constructions de concepts de la mathématique, quel
que soit leur degré d'enchevêtrement, sont les
traces de l'herméneutique formelle.
La tâche de la réflexion des
mathématiques, décrite ainsi, est
éminemment philosophique, elle consiste dans une
sorte d'inversion "universelle au-dessus d'un discours" de
l'opération du schématisme, investie dans la
construction de concepts des mathématiques selon la
pénétrante thèse kantienne. Et l'on
n'aurait pas de peine, me semble-t-il, à soutenir
qu'une telle inversion relève à sa
manière de ce qui s'appelle réflexion chez
Kant. Mais ceci est une autre affaire.
Quoiqu'il en soit du caractère
absolument philosophique ainsi dévoilé de la
réflexion des mathématiques, l'histoire est
rencontrée de façon nécessaire par
cette opération réflexive : la reconstruction
conceptuelle de l'historialité mathématique ne
peut s'appuyer que sur le symptôme historique de cette
historialité, sur la connaissance et l'analyse d'un
enchaînement de fait dans la discipline, d'une
transition observable au niveau de ses discours, ses
calculs, ses preuves, ses objets. Il n'y a pas de
compréhension purement idéelle ou purement
conceptuelle (2) de la
mathématique qui la réfléchisse
comme
pensée, il y faut
l'additif de la perspective historiale, elle-même
tributaire de l'histoire proprement dite.
Le privilège de l'histoire des
mathématiques intrinsèque est que, d'une
certaine façon, au moins en France, son programme me
semble avoir toujours été celui de cette
compréhension historiale. Et l'on tient là,
à mes yeux, le secret du lien intime que je
repérais tout à l'heure : de ce que toute une
mouvance d'historiens des mathématiques
français revendique l'interprétation de
l'évolution des mathématiques comme son
objectif plutôt que la complétude du
compte-rendu historique d'une époque grâce
à la prise en compte de l'aspect mathématique,
et verse irrésistiblement, du coup, dans une analyse
philosophique de cette évolution, et de ce que les
philosophes des mathématiques, dans leur
majorité, n'offrent leur théorisation
philosophique des mathématiques qu'à travers
un rapport documenté sur tel ou tel segment de
l'historialité mathématique.
Sans doute, dans l'absolu,
l'historialité de la mathématique peut-elle
être éclairée à partir d'autres
prises anthropologiques. L'historialité pure ne
s'accomplit pas que dans le temps historique, elle a
d'autres plans d'effectivité : le cheminement
herméneutique dans la question peut être
envisagé et réfléchi à partir
d'autres démarches, notamment des démarches
dites externalistes.
Seulement est-ce de façon plus médiate, parce
que ce que dit la mathématique est alors
volontairement occulté - au profit de la trace de ce
dire sur quelque plan de l'intersubjectivité. Donc,
l'historialité de la
mathématique-comme-pensée ne sera rejointe,
comme je le disais tout à l'heure, qu'au prix d'une
ré-adresse des significations qui se seront
dégagées vers le discours mathématique
lui-même.
La mathématique est une
pensée qui s'échappe à elle-même
comme pensée constitutivement, en raison de sa
différence d'avec la philosophie, de sa voie formelle
dans l'herméneutique. La réflexion des
mathématiques, en principe, se présente comme
ressaisie de la pensée qu'est la mathématique
à partir du dépôt de son discours, dont
la trame interprétative/pensante est retrouvée
par le moyen d'une restitution conceptuelle de la situation
herméneutique de ce discours. La démarche
externaliste prend la mathématique encore plus loin
de son caractère pensant, au niveau d'une trace
intersubjective de ce discours qui est déjà
occultation du dire - et donc plus encore de la
pensée - qu'il porte : elle est ainsi astreinte
à une opération de plus que l'histoire
intrinsèque pour valoir comme réflexion des
mathématiques, cette opération que j'ai
qualifiée de ré-adresse, et
qui consiste au fond à comprendre telles ou telles
formes sociales ou ethnologiques que se donne la
mathématique comme une part de la formalité en
laquelle elle dépose sa pensée, ou comme
soubassement intersubjectif de l'intersubjectivité
herméneutique du rapport à la question ayant
quelque connexion de sens pertinente à ce
rapport.
Ce qui a été dit de la
philosophie des mathématiques de Lautman ou de
l'analyse fondationnelle des mathématiques se
plaçait par avance dans le cadre herméneutique
explicité dans cette conclusion. La bonne
manière de décrire les théories
mathématiques comme incarnations d'idées
problématiques, c'est de définir ces
idées elles-mêmes par rapport à la
question. S'assurer par un regard historial -
nécessairement appuyé sur la donnée
historique - d'une formulation conceptuelle
générale acceptable de ce qui fait question,
et se trouver ainsi en mesure de présenter un couple
idéel comme l'esquisse conceptuelle d'une
structuration du champ problématique de cette
question. Ainsi, je l'ai dit dans L'herméneutique formelle, le couple local/global, considéré
par Lautman comme nom d'une idée
problématique, peut-il être compris comme
l'amorce idéelle de l'assomption de la question
"Qu'est-ce que l'espace ?". De manière similaire, la
bonne enquête fondationnelle, celle qui délivre
une réflexion des mathématiques, je l'ai
définie comme cette extraction de moments
logico-catégoriaux présupposés qui
entre en correspondance avec les présuppositions
régissant le rapport à l'énigme : dans
ce cas, et dans ce cas seulement, ce qui est exhibé
comme forme fondante, référence
déontologique et mise en perspective conjointe du
langage et de l'objet, ne se fige pas en une dimension
extérieure à l'enjeu, la vie
herméneutiques du discours mathématique. La
réflexion fondationnelle qui est véritablement
réflexion de la mathématique dévoile et
institue les fondements comme la façon dont la
mathématique se tourne vers ce qui l'interroge.
Ainsi, il fait partie de la réflexion fondationnelle
ensembliste des mathématiques de voir que toute la
mise en forme logico-axiomatique de ZFC est motivée
par l'exigence de penser le continu comme ensemble de points
et tous les thèmes de l'analyse comme objets sur le
même rang ; et d'évaluer en de tels termes la
motivation de chaque élément technique de
connaissance ensembliste.
La réflexion des
mathématiques est tournée vers
l'herméneuticité des mathématiques,
elle la manifeste et la restitue dans un parler conceptuel :
c'est dire que, disciplinairement, cette réflexion ne
peut pas coïncider avec la mathématique
elle-même. Le poste de l'élucidation
conceptuelle n'est pas celui de la mathématique,
l'herméneutique formelle de la mathématique
élucide autrement que sur le mode conceptuel. Les
déclarations avantageuses selon lesquelles
l'histoire, l'épistémologie, la philosophie
des mathématiques, et pourquoi pas aujourd'hui la
psychologie cognitive des mathématiques ou
l'anthropologie des mathématiques auraient vocation
à contribuer au développement de la
mathématique, s'harmoniseraient avec elles sur le
plan de la science ou entreraient avec elles dans une
combinaison instrumentale de la connaissance me semblent
indéfendables : chacun sait que les
mathématiques sont seules à pouvoir se porter
secours à elles-mêmes - ce que je
répéterais pour ma part en
énonçant que le geste dans
l'herméneutique formelle ne peut venir que de
l'habitation formelle de l'énigme. Le rapport entre
un travail et sa réflexion, de toute façon, ne
doit pas être pensé comme une synergie, une
dynamique, à la limite comme rouage d'une machine, et
le pire tort de la pensée dialectique aura
été de le donner à croire : pour que le
temps fût capté par le concept, il fallait que
la réflexion, opération caractérisante
du concept, fût pensée comme processus
(négativité processuelle) soit
déjà sans doute comme dispositif ou
disposition machinique. La simple expérience humaine
du va et vient entre l'activité mathématique
et la réflexion quelle qu'elle soit -
expérience que l'on fait très tôt, parce
que la vie d'un étudiant des mathématiques (
jeune homme en cours de mûrissement dans le savoir
légitime, chercheur ou enseignant) se partage entre
cette activité et une réflexion sociologique
spontanée des mathématiques - nous apprend que
d'un pôle à l'autre, quelque chose passe et
circule, un concernement unitaire ne cesse de transiter,
mais que rien de s'accumule jamais dans la réflexion
comme une prémisse consistante pour l'activité
- pas plus que dans l'activité pour la
réflexion, d'ailleurs.
Manifester l'herméneuticité
des mathématiques, ce n'est pas la même chose
que l'habiter, et la réflexion des
mathématiques s'installe forcément dans un
autre genre de discours que la mathématique, ayant
d'autres règles, d'autres risques, d'autres
prestiges. Mais la réflexion n'est réflexion
que si elle adhère néanmoins à
l'herméneuticité des mathématiques, et
cette exigence suffit à conférer à
l'histoire des mathématiques un privilège,
dès lors que, sans doute, il n'est pas possible
d'adhérer à l'herméneuticité des
mathématiques autrement qu'en les recevant dans leur
historicité - même si c'est pour ne retenir
qu'un aspect très pauvre et très partiel de
cette historicité (dont on pensera néanmoins
qu'il est historialement essentiel). C'est pourquoi je crois
l'expérience de l'histoire des mathématiques,
tout spécialement telle qu'on la pratique en France,
essentielle à cette finalité que je nommais
à l'orée de cet article : témoigner de
ce qu'il y a de miraculeux et de grand dans les
mathématiques par delà leur
opérationnalité et le style d'excellence
qu'elles suscitent.
(1) Cf.
L'herméneutique formelle, ch. I, notamment la
note de la page 19.
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